Mon père n'avait fille que moi,
Canot d'écorce qui va voler...
Et dessus la mer il m'envoie:
Canot d'écorce qui vole, qui vole,
Canot d'écorce qui va voler!
Et dessus la mer il m'envoie,
Canot d'écorce qui va voler...
Le marinier qui nous menait:
Canot d'écorce qui vole, qui vole.
Canot d'écorce qui va voler!
Le marinier qui me menait,
Canot d'écorce qui va voler...
Me dit, ma belle, embrassez-moi:
Canot d'écorce qui vole, qui vole,
Canot d'écorce qui va voler!
Me dit, ma belle, embrassez-moi,
Canot d'écorce qui va voler...
Non,non, Monsieur, je ne saurais:
Canot d'écorce qui vole, qui vole,
Canot d'écorce qui va voler!
Non, non, Monsieur, je ne saurais,
Canot d'écorce qui va voler...
Car si mon papa le savait:
Canot d'écorce qui vole, qui vole,
Canot d'écorce qui va voler!
Car si mon papa le savait,
Canot d'écorce qui va voler...
Ah! c'est bien sûr qu'il me battrait:
Canot d'écorce qui vole, qui vole,
Canot d'écorce qui va voler!
IV
Bien qu'il fût près de deux heures du matin, nous vîmes
des groupes s'arrêter dans les rues pour nous regarder
passer; mais nous filions si vite qu'en un clin d'oeil nous
avions laissé loin derrière nous Montréal et ses
faubourgs. Alors je commençai à compter les clochers: ceux
de la Longue-Pointe, de la Pointe-aux-Trembles, de
Repentigny, de Saint-Sulpice, et enfin les deux flèches
argentées de Lavaltrie, qui dominaient le vert sommet des
grands pins du domaine.
-Attention, vous autres! nous cria Baptiste. Nous allons
atterrir à l'entrée du bois, dans le champ de mon parrain,
Jean-Jean Gabriel, et nous nous rendrons ensuite à pied pour
aller surprendre nos connaissances dans quelque fricot ou
quelque danse du voisinage.
Qui fut dit fut fait; et cinq minutes plus tard, notre
canot reposait dans un banc de neige, à l'entrée du bois de
Jean-Jean Gabriel; et nous partîmes tous les huit à la file
pour nous rendre au village. Ce n'était pas une mince
besogne, car il y avait pas de chemin battu, et nous avions
de la neige jusqu'au califourchon.
Baptiste, plus effronté que les autres, alla frapper à
la porte de la maison de son parrain, où l'on apercevait
encore de la lumière; mais il n'y trouva qu'une fille
engagère qui lui annonça que les vieilles gens étaient à
un snaque chez le père Robillard, mais que les farauds et
les filles de la paroisse étaient presque tous rendus chez
Batissette Augé, à la Petite-Misère, en bas de
Contrecoeur, de l'autre côté du fleuve, où il y avait un
rigodon du jour de l'an.
-Allons au rigodon chez Batissette Augé! nous dit
Baptiste, on est certain d'y rencontrer nos blondes.
--Allons chez Batissette!
Et nous retournâmes au canot, tout en nous mettant
naturellement en garde sur le danger qu'il y avait de
prononcer certaines paroles, et de boire un coup de trop, car
il fallait reprendre la route des chantiers et y arriver
avant six heures du matin, sans quoi nous étions flambés
comme des carcajous, et le diable nous emportait au fin fond
des enfers.
-Acabris! Acabras! Acabram!....Fais-nous voyager
par-dessus les montagnes! cria de nouveau Baptiste.
Et nous voilà embarqués tous ensemble pour la
Petite-Misère, en naviguant en l'air comme des renégats que
nous étions tous. En deux tours d'aviron, nous avions
traversé le fleuve, et nous étions rendus chez Batissette
Augé, dont la maison était tout illuminée. On entendait
vaguement, au dehors les sons du violon et les éclats de
rire des danseurs, dont on voyait les ombres se trémousser
à travers les vitres couvertes de givre.
Nous cachâmes notre canot derrière les tas de
bourdillons qui bordaient la rive, car la glace avait
refoulé cette année-là.
--Maintenant, nous répéta Baptiste, pas de bêtises, les
amis, et attention à vos paroles! Dansons comme des perdus,
mais pas un seul verre de Molson ni de jamaïque, vous
m'entendez! Et au premier signe suivez-moi tous, car il
faudra repartir sans attirer l'attention.
Et nous allâmes frapper à la porte.
V
Le père Batissette vint ouvrir lui-même, et nous fûmes
reçus à bras ouverts par les invités que nous connaissions
presque tous.
On nous assaillit d'abord de questions:
--D'où venez-vous?
--Je vous croyais dans les chantiers!
--Vous arrivez bien tard!
--Venez boire une larme!
Ce fut encore Baptiste qui nous tira d'affaire en prenant
la parole:
--D'abord, laissez-nous nous décapoter, et puis ensuite
laissez-nous danser. Nous sommes venus exprès pour ça.
Demain matin, je répondrai à toutes vos questions, et nous
vous raconterons tout ce que vous voudrez.
Pour moi, j'avais déjà reluqué Liza Guimbette, qui
était faraudée par le petit Boisjoli de Lanoraie.
Je m'approchai d'elle pour la saluer et pour lui demander
l'avantage de la prochaine, qui était un reel à quatre.
Elle accepta avec un sourire qui me fit oublier que j'avais
risqué le salut de mon âme pour avoir le plaisir de me
trémousser et de battre les ailes de pigeon en sa compagnie.
Pendant deux heures de temps, je vous le persuade, une
danse n'attendait pas l'autre; et ce n'est pas pour me vanter
si je vous dis que, dans ce temps-là, il n'y avait pas mon
pareil à dix lieues à la ronde pour la gigue simple ou la
voleuse. Mes camarades, de leur côté, s'amusaient comme des
lurons, et tout ce que je puis vous dire, c'est que les
garçons d'habitants étaient fatigués de nous autres,
lorsque quatre heures sonnèrent à la pendule.
J'avais cru voir Baptiste Durand s'approcher du buffet où
les hommes prenaient des nippes de whisky blanc, de temps en
temps; mais j'étais tellement occupé avec ma partenaire que
je n'y portai pas beaucoup d'attention. Mais maintenant que
l'heure de remonter en canot était arrivée, je vis
clairement que Baptiste avait pris un coup de trop, et je fus
obligé d'aller le tirer par le bras pour le faire sortir
avec moi, en faisant signe aux autres de se préparer à nous
suivre sans attirer l'attention des danseurs.
Nous sortîmes les uns après les autres, sans faire
semblant, et cinq minutes plus tard, nous étions rembarqués
en canot, après avoir quitté le bal comme des sauvages,
sans dire bonjour à personne; pas même à Liza, que j'avais
invité pour danser un foin. J'ai toujours pensé que
c'était cela qui l'avait décidée à me trigauder et à
épouser le petit Boisjoli, sans m'inviter à ses noces, la
boufresse!
Mais pour revenir à notre canot, nous étions rudement
embêtés de voir que Baptiste Durand avait bu, car c'était
lui qui nous gouvernait, et nous n'avions que juste le temps
de revenir au chantier pour six heures du matin, avant le
réveil des hommes, qui ne travaillaient pas le jour du jour
de l'an. La lune était disparue; il ne faisait plus aussi
clair qu'auparavant, et ce n'est pas sans crainte que je pris
ma position à l'avant du canot, bien décidé à avoir
l'oeil sur la route que nous allions suivre. Avant de nous
enlever dans les airs, je me retournai et je dis à Baptiste
:
--Attention, là, mon vieux! Pique tout droit sur la
montagne de Montréal, aussitôt que tu pourras l'apercevoir.
--Je connais mon affaire, répondit Baptiste, et mêle-toi
des tiennes!
Et avant que j'aie eu le temps de répliquer :
--
Acabris! Acabras! Acabram!....Fais-nous voyager par-dessus les montagnes! VI Et nous voilà repartis à toute vitesse. Mais il devint
aussitôt évident que notre pilote n'avait plus la main
aussi sûre, car le canot décrivait des zigzags
inquiétants. Nous ne passâmes guère à plus de cent pieds
du clocher de Contrecoeur, et au lieu de nous diriger vers
l'ouest, vers Montréal, Baptiste nous fit prendre des
bordées vers la rivière Richelieu. Nous filâmes comme une
balle par dessus la montagne de Beloeil, et il ne s'en manqua
pas de dix pieds que l'avant du canot n'allât se briser sur
la grande croix de tempérance que l'évêque de Nancy avait
plantée là.
--A droite, Baptiste! à droite mon vieux! car tu vas nous
envoyer chez le diable, si tu ne gouvernes pas mieux que ça!
Et Baptiste fit instinctivement tourner le canot vers la
droite en mettant le cap sur la montagne de Montréal, que
nous apercevions déjà dans le lointain.
J'avoue que la peur commençait à me tortiller, car si
Baptiste continuait à nous conduire de travers, nous étions
flambés comme des gorets qu'on grille après la boucherie.
Or je vous assure que la dégringolade ne se fit pas
attendre, car au moment où nous passions au-dessus de
Montréal, Baptiste nous fit prendre une sheer, et dans le
temps d'y penser, le canot s'enfonça dans un banc de neige
au flanc de la montagne. Heureusement que c'était de la
neige molle; personne n'attrapa de mal, et le canot ne fut
pas brisé.
Mais à peine étions-nous sortis de neige, que voilà
Baptiste qui commence à sacrer comme un possédé, et qui
déclare qu'avant de repartir pour la Gatineau, il veut
descendre en ville prendre un verre. J'essayai de raisonner
avec lui, mais allez donc faire entendre raison à un ivrogne
qui veut se mouiller la luette! Alors, rendus à bout de
patience, et plutôt que de laisser nos âmes au diable qui
se léchait déjà les babines en nous voyant dans
l'embarras, je dis un mot à tous mes autres compagnons, qui
avaient aussi peur que moi, et nous nous jetons tous sur
Baptiste, que nous terrassons, sans lui faire mal, et que
nous plaçons ensuite au fond du canot-après l'avoir ligoté
comme un bout de saucisse, et lui avoir mis un bâillon pour
l'empêcher de prononcer des paroles dangereuses, lorsque
nous serions en l'air.
Et Acabris! Acabras! Acabram! nous voilà
repartis sur un train de tous les diables, car nous n'avions
plus qu'une heure pour nous rendre au chantier de la
Gatineau. C'est moi qui gouvernais, cette fois-là, et je
vous assure que j'avais l'oeil ouvert et le bras solide. Nous
remontâmes la rivière Outaouais comme une poussière
jusqu'à la Pointe-à-Gatineau, et de là nous piquâmes au
nord vers le chantier.
Nous n'en étions plus rien qu'à quelques lieues, quand
voilà-t-il pas cet animal de Baptiste qui se détortille de
la corde avec laquelle nous l'avions ficelé, qui s'arrache
son bâillon, et qui se lève tout droit dans le canot, en
lâchant un sacre qui me fit frémir jusque dans la pointe
des cheveux!
Impossible de lutter contre lui dans le canot, sans courir
le risque de tomber d'une hauteur de trois cents pieds; et
l'animal gesticulait comme un pendu, en nous menaçant tous
de son aviron qu'il avait saisi et qu'il faisait tournoyer
sur nos têtes en faisant le moulinet comme un Irlandais avec
son shilelagh. La position était terrible, comme vous le
comprenez bien. Heureusement que nous arrivions. Mais
j'étais tellement excité, que par une fausse manoeuvre que
je fis pour éviter l'aviron de Baptiste, le canot heurta la
tête d'un gros pin, et que nous voilà tous précipités en
bas, dégringolant de branche en branche comme des perdrix
que l'on tue dans les épinettes.
Je ne sais pas combien je mis de temps à descendre, car
je perdis connaissance avant d'arriver; et mon dernier
souvenir était comme celui d'un homme rêvant qu'il tombe
dans un puits qui n'a pas de fond.
VII
Vers les huit heures du matin, je m'éveillai au fond de
mon lit, dans la cabane, où nous avaient transportés les
bûcherons qui nous avaient trouvés sans connaissance,
enfoncés jusqu'au cou, dans un banc de neige du voisinage.
Personne ne s'était cassé les reins heureusement, mais je
n'ai pas besoin de vous dire que j'avais les côtes un peu
comme un homme qui aurait couché sur les ravalements durant
toute une semaine, sans parler d'un
black-eye et de
deux ou trois déchirures sur les mains et dans la figure.
Enfin le principal, c'est que le diable ne nous avait pas
tous emportés, et je n'ai pas besoin de vous dire que je ne
m'empressai pas de démentir ceux qui prétendaient m'avoir
trouvé, avec Baptiste Durand et les six autres, tous saouls
comme des grives, et en train de cuver notre jamaïque dans
un banc de neige des environs. C'est déjà pas si beau
d'avoir presque vendu son âme au diable, sans s'en vanter
parmi les camarades; et ce n'est que bien des années plus
tard que je racontai l'histoire telle qu'elle m'était
arrivée.
Tout ce que je puis vous dire, mes amis, c'est que ce
n'est pas si drôle qu'on le pense d'aller voir sa blonde en
canot d'écorce, en plein coeur d'hiver, en courant la
chasse-galerie; surtout si vous avez un maudit ivrogne qui se
mêle de gouverner. Si vous m'en croyez, vous attendrez à
l'été prochain pour aller embrasser vos petits coeurs, sans
courir le risque de voyager au profit du diable.
Et Joe, le
cook, plongea sa micaouane dans la
mélasse bouillonnante aux reflets dorés, et déclara que la
tire était cuite à point, et qu'il n'y avait plus
qu'à l'étirer.