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 LA CHASSE GALERIE

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~Dominique~
Grisettes de Montpellier
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~Dominique~


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MessageSujet: LA CHASSE GALERIE   LA CHASSE GALERIE Icon_minitimeVen 5 Oct - 10:49

LA CHASSE GALERIE



H. BEAUGRAND







Le récit qui suit est basé sur une
croyance populaire qui remonte à l'époque des coureurs des
bois et des voyageurs du Nord-Ouest. Les «gens des
chantiers» ont perpétué la tradition. J'ai rencontré plus
d'un voyageur qui affirmaient avoir vu voguer dans l'air des
canots remplis de «possédés» s'en allant voir leurs
«blondes», sous les auspices de Belzébuth. Si j'ai été
forcé de me servir d'expressions peu académiques, on voudra
bien se rappeler que je mets en scène des hommes au langage
aussi rude que leur difficile métier.


H.B.

I




Pour lors, je vas vous raconter une rôdeuse d'histoire,
dans le fin fil. Mais s'il y a parmi vous autres des lurons
qui auraient envie de courir la chasse-galerie ou le
loup-garou, je vous avertis qu'ils font mieux d'aller voir
dehors si les chats-huants font le sabbat, car je vais
commencer mon histoire en faisant un grand signe de croix
pour chasser le diable et ses diablotins. J'en ai eu assez de
ces maudits-là, dans mon jeune temps.
Pas un homme ne fit mine de sortir : au contraire, tous se
rapprochèrent de la cambuse où le cook achevait son
préambule et se préparait à raconter une histoire de
circonstance.
Le «bourgeois» avait, selon la coutume, ordonné la
distribution du contenu d'un petit baril de rhum parmi les
hommes du chantier, et le cuisinier avait terminé de bonne
heure les préparatifs du «fricot de pattes» et des
«glissantes» pour le repas du lendemain. La mélasse
mijotait dans le grand chaudron pour la partie de tire qui
devait terminer la soirée.
Chacun avait bourré sa pipe de bon tabac canadien, et un
nuage épais obscurcissait l'intérieur de la cabane, où un
feu pétillant de pin résineux jetait cependant, par
intervalles, des lueurs rougeâtres qui tremblotaient en
éclairant, par des effets merveilleux de clair-obscur, les
mâles figures de ces rudes travailleurs des grands bois.
Joe, le cook, était un petit homme assez mal fait, que
l'on appelait généralement le bossu, sans qu'il s'en
formalisât, et qui «faisait chantier» depuis au moins
quarante ans. Il en avait vu de toutes les couleurs dans son
existence bigarrée, et il suffisait de lui faire prendre un
petit coup de jamaïque pour lui délier la langue et lui
faire raconter ses exploits.


II


Je vous disais donc, continua-t-il, que si j'ai été unpeu tough dans ma jeunesse, je n'entends plus riséesur les choses de la religion. Je vas à confesserégulièrement tous les ans, et ce que je veux vous raconterlà se passait aux jours de ma jeunesse, quand je necraignais ni Dieu ni diable.
C'était un soir comme celui-ci, la veille du jour de
l'an, il y a de cela trente-quatre ou trente-cinq ans.
Les camarades et moi, nous prenions un petit coup à la
cambuse. Mais si les petits ruisseaux font les grandes
rivières, les petits verres finissent par vider les grosses
cruches, et, dans ces temps-là, on buvait plus sec et plus
souvent qu'aujourd'hui. Il n'était pas rare de voir finir
les fêtes par des coups de poings et des tirages de
tignasse.
La jamaïque était bonne--pas meilleure que ce soir--mais
elle était bougrement bonne, je vous le persuade!
J'en avais bien lampé une demi-douzaine de petits
gobelets, pour ma part; et sur les onze heures, je vous
l'avoue franchement, la tête me tournait, et je me laissai
tomber sur ma robe de carriole pour faire un petit somme, en
attendant l'heure de sauter à pieds joints, par-dessus la
tête d'un quart de lard, de la vieille année dans la
nouvelle, comme nous allons le faire ce soir sur l'heure de
minuit, avant d'aller chanter la guignolée et souhaiter la
bonne année aux hommes du chantier voisin.
Je dormais donc depuis assez longtemps, lorsque je me
sentis secouer rudement par le boss des piqueurs, Baptiste
Durand, qui me dit:
--Joe, minuit vient de sonner, et tu es en retard pour le
saut du quart. Les camarades sont partis pour faire leur
tournée, et moi je m'en vais à Lavaltrie voir ma blonde.
Veux-tu venir avec moi?
A Lavaltrie! lui répondis-je, es-tu fou? Nous en sommes
à plus de cent lieues. Et d'ailleurs, aurais-tu deux mois
pour faire le voyage, qu'il n'y a pas de chemin de sortie,
dans la neige. Et puis, le travail du lendemain du jour de
l'an?
--Animal! répondit mon homme, il ne s'agit pas de cela.
Nous ferons le voyage en canot d'écorce, à l'aviron, et
demain matin, à six heures, nous serons de retour au
chantier.
Je comprenais.
Mon homme me proposait de courir la chasse-galerie, et de
risquer mon salut éternel pour le plaisir d'aller embrasser
ma blonde au village. C'était raide. Il était bien vrai que
j'étais un peu ivrogne et débauché, et que la religion ne
me fatiguait pas à cette époque, mais vendre mon âme au
diable, ça me surpassait.
--Cré poule mouillée! continua Baptiste, tu sais bien
qu'il n'y a pas de danger. Il s'agit d'aller à Lavaltrie et
de revenir dans six heures. Tu sais bien qu'avec la
chasse-galerie, on fait au moins cinquante lieues à l'heure
quand on sait manier l'aviron comme nous. Il s'agit tout
simplement de ne pas prononcer le nom du bon Dieu pendant le
trajet, et de ne pas s'accrocher aux croix des clochers en
voyageant. C'est facile à faire, et pour éviter tout
danger, il faut penser à ce qu'on dit, avoir l'oeil où l'on
va, et ne pas prendre de boisson en route. J'ai fait le
voyage cinq fois, et tu vois bien qu'il ne m'est jamais
arrivé malheur. Allons, mon vieux, prends ton courage à
deux mains, et, si le coeur t'en dit, dans deux heures de
temps, nous serons à Lavaltrie. Pense à la petite Liza
Guimbette, et au plaisir de l'embrasser. Nous sommes déjà
sept pour faire le voyage, mais il faut être deux, quatre,
six ou huit, et tu seras le huitième.
--Oui! tout cela est très bien, mais il faut faire un
serment au diable, et c'est un animal qui n'entend pas à
rire lorsqu'on s'engage à lui.
Une simple formalité, mon Joe. Il s'agit simplement de ne
pas se griser et de faire attention à sa langue et à son
aviron. Un homme n'est pas un enfant, que diable! Viens,
viens! nos camarades nous attendent dehors, et le grand canot
de la drave est tout prêt pour le voyage.
Je me laissai entraîner hors de la cabane, où je vis en
effet six de nos hommes qui nous attendaient, l'aviron à la
main. Le grand canot était sur la neige, dans une
clairière, et avant d'avoir eu le temps de réfléchir,
j'étais déjà assis dans le devant, l'aviron pendant sur le
plat-bord, attendant le signal du départ. J'avoue que
j'étais un peu troublé; mais Baptiste, qui passait dans le
chantier, pour n'être pas allé à confesse depuis sept ans,
ne me laissa pas le temps de me débrouiller. Il était à
l'arrière, debout, et d'une voix vibrante il nous dit:
--Répétez avec moi!
Et nous répétâmes:
-Satan, roi des enfers, nous te promettons de te livrer
nos âmes, si d'ici à six heures, nous prononçons le nom de
ton maître et le nôtre, le, bon Dieu, et si nous touchons
une croix dans le voyage. A cette condition, tu nous
transporteras, à travers les airs, au lieu où nous voulons
aller, et tu nous ramèneras de même au chantier. Acabris!
Acabras! Acabram!....Fais-nous voyager par-dessus les
montagnes.



III


A peine avions-nous prononcé les dernières paroles, que
nous sentîmes le canot s'élever dans l'air à une hauteur
de cinq ou six cents pieds. Il me semblait que j'étais
léger comme une plume; et au commandement de Baptiste, nous
commençâmes à nager comme des possédés que nous étions.

Aux premiers coups d'aviron le canot s'élança dans l'air
comme une flèche, et c'est là le cas de dire, le diable
nous emportait. Ça nous en coupait le respire, et le poil en
frisait sur nos casques de chat sauvage.
Nous filions plus vite que le vent. Pendant un quart
d'heure environ, nous naviguantes au-dessus de la forêt,
sans apercevoir autre chose que les bouquets des grands pins
noirs.
La nuit était superbe; et la lune, dans son plein,
illuminait le firmament comme un beau soleil du midi.
Il faisait un froid du tonnerre; nos moustaches étaient
couvertes de givre; et cependant nous étions tous en nage.
Ça se comprend aisément, puisque c'était le diable qui
nous menait; et je vous assure que ce n'était pas sur le
train de la Blanche.
Nous découvrîmes bientôt une éclaircie dans le
lointain; c'était la Gatineau, dont la surface glacée et
polie étincelait au-dessous de nous comme un immense miroir.
Puis, petit à petit, nous aperçûmes des lumières dans les
maisons d'habitants; puis des clochers d'église qui
reluisaient comme des baïonnettes de soldats, quand ils font
l'exercice sur le Champ-de-Mars de Montréal.
On passait ces clochers aussi vite que les poteaux de
télégraphe, quand on voyage en chemin de fer. Et nous
filions toujours comme tous les diables, sautant par-dessus
les villages, les forêts, les rivières, et laissant
derrière nous comme un traînée d'étincelles. C'est
Baptiste, le possédé, qui gouvernait, car il connaissait la
route, et nous arrivâmes bientôt à la rivière des
Outaouais, qui nous servit de guide pour descendre jusqu'au
lac des Deux-Montagnes.
--Attendez un peu! cria Baptiste. Nous allons raser
Montréal, et nous allons effrayer les coureux qui sont
encore dehors à cette heure-cite. Toi, Joe, là, en avant,
éclaircis-toi le gosier, et chante-nous une chanson sur
l'aviron.
En effet, nous apercevions déjà les mille lumières de
la grande ville, et Baptiste, d'un coup d'aviron, nous fit
descendre à peu près au niveau des tours de Notre-Dame.
J'enlevai ma chique pour ne pas l'avaler, et j'entonnai à
tue-tête cette chanson de circonstance, que tous les
canotiers répétèrent en choeur:



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~Dominique~
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MessageSujet: Re: LA CHASSE GALERIE   LA CHASSE GALERIE Icon_minitimeVen 5 Oct - 10:52




Mon père n'avait fille que moi,

Canot d'écorce qui va voler...

Et dessus la mer il m'envoie:

Canot d'écorce qui vole, qui vole,

Canot d'écorce qui va voler!




Et dessus la mer il m'envoie,

Canot d'écorce qui va voler...

Le marinier qui nous menait:

Canot d'écorce qui vole, qui vole.

Canot d'écorce qui va voler!




Le marinier qui me menait,

Canot d'écorce qui va voler...

Me dit, ma belle, embrassez-moi:

Canot d'écorce qui vole, qui vole,

Canot d'écorce qui va voler!






Me dit, ma belle, embrassez-moi,

Canot d'écorce qui va voler...

Non,non, Monsieur, je ne saurais:

Canot d'écorce qui vole, qui vole,

Canot d'écorce qui va voler!




Non, non, Monsieur, je ne saurais,

Canot d'écorce qui va voler...

Car si mon papa le savait:

Canot d'écorce qui vole, qui vole,

Canot d'écorce qui va voler!




Car si mon papa le savait,

Canot d'écorce qui va voler...

Ah! c'est bien sûr qu'il me battrait:

Canot d'écorce qui vole, qui vole,

Canot d'écorce qui va voler!



IV


Bien qu'il fût près de deux heures du matin, nous vîmes
des groupes s'arrêter dans les rues pour nous regarder
passer; mais nous filions si vite qu'en un clin d'oeil nous
avions laissé loin derrière nous Montréal et ses
faubourgs. Alors je commençai à compter les clochers: ceux
de la Longue-Pointe, de la Pointe-aux-Trembles, de
Repentigny, de Saint-Sulpice, et enfin les deux flèches
argentées de Lavaltrie, qui dominaient le vert sommet des
grands pins du domaine.
-Attention, vous autres! nous cria Baptiste. Nous allons
atterrir à l'entrée du bois, dans le champ de mon parrain,
Jean-Jean Gabriel, et nous nous rendrons ensuite à pied pour
aller surprendre nos connaissances dans quelque fricot ou
quelque danse du voisinage.
Qui fut dit fut fait; et cinq minutes plus tard, notre
canot reposait dans un banc de neige, à l'entrée du bois de
Jean-Jean Gabriel; et nous partîmes tous les huit à la file
pour nous rendre au village. Ce n'était pas une mince
besogne, car il y avait pas de chemin battu, et nous avions
de la neige jusqu'au califourchon.
Baptiste, plus effronté que les autres, alla frapper à
la porte de la maison de son parrain, où l'on apercevait
encore de la lumière; mais il n'y trouva qu'une fille
engagère qui lui annonça que les vieilles gens étaient à
un snaque chez le père Robillard, mais que les farauds et
les filles de la paroisse étaient presque tous rendus chez
Batissette Augé, à la Petite-Misère, en bas de
Contrecoeur, de l'autre côté du fleuve, où il y avait un
rigodon du jour de l'an.
-Allons au rigodon chez Batissette Augé! nous dit
Baptiste, on est certain d'y rencontrer nos blondes.
--Allons chez Batissette!
Et nous retournâmes au canot, tout en nous mettant
naturellement en garde sur le danger qu'il y avait de
prononcer certaines paroles, et de boire un coup de trop, car
il fallait reprendre la route des chantiers et y arriver
avant six heures du matin, sans quoi nous étions flambés
comme des carcajous, et le diable nous emportait au fin fond
des enfers.
-Acabris! Acabras! Acabram!....Fais-nous voyager
par-dessus les montagnes!
cria de nouveau Baptiste.
Et nous voilà embarqués tous ensemble pour la
Petite-Misère, en naviguant en l'air comme des renégats que
nous étions tous. En deux tours d'aviron, nous avions
traversé le fleuve, et nous étions rendus chez Batissette
Augé, dont la maison était tout illuminée. On entendait
vaguement, au dehors les sons du violon et les éclats de
rire des danseurs, dont on voyait les ombres se trémousser
à travers les vitres couvertes de givre.
Nous cachâmes notre canot derrière les tas de
bourdillons qui bordaient la rive, car la glace avait
refoulé cette année-là.
--Maintenant, nous répéta Baptiste, pas de bêtises, les
amis, et attention à vos paroles! Dansons comme des perdus,
mais pas un seul verre de Molson ni de jamaïque, vous
m'entendez! Et au premier signe suivez-moi tous, car il
faudra repartir sans attirer l'attention.
Et nous allâmes frapper à la porte.


V


Le père Batissette vint ouvrir lui-même, et nous fûmes
reçus à bras ouverts par les invités que nous connaissions
presque tous.
On nous assaillit d'abord de questions:
--D'où venez-vous?
--Je vous croyais dans les chantiers!
--Vous arrivez bien tard!
--Venez boire une larme!
Ce fut encore Baptiste qui nous tira d'affaire en prenant
la parole:
--D'abord, laissez-nous nous décapoter, et puis ensuite
laissez-nous danser. Nous sommes venus exprès pour ça.
Demain matin, je répondrai à toutes vos questions, et nous
vous raconterons tout ce que vous voudrez.
Pour moi, j'avais déjà reluqué Liza Guimbette, qui
était faraudée par le petit Boisjoli de Lanoraie.
Je m'approchai d'elle pour la saluer et pour lui demander
l'avantage de la prochaine, qui était un reel à quatre.
Elle accepta avec un sourire qui me fit oublier que j'avais
risqué le salut de mon âme pour avoir le plaisir de me
trémousser et de battre les ailes de pigeon en sa compagnie.

Pendant deux heures de temps, je vous le persuade, une
danse n'attendait pas l'autre; et ce n'est pas pour me vanter
si je vous dis que, dans ce temps-là, il n'y avait pas mon
pareil à dix lieues à la ronde pour la gigue simple ou la
voleuse. Mes camarades, de leur côté, s'amusaient comme des
lurons, et tout ce que je puis vous dire, c'est que les
garçons d'habitants étaient fatigués de nous autres,
lorsque quatre heures sonnèrent à la pendule.
J'avais cru voir Baptiste Durand s'approcher du buffet où
les hommes prenaient des nippes de whisky blanc, de temps en
temps; mais j'étais tellement occupé avec ma partenaire que
je n'y portai pas beaucoup d'attention. Mais maintenant que
l'heure de remonter en canot était arrivée, je vis
clairement que Baptiste avait pris un coup de trop, et je fus
obligé d'aller le tirer par le bras pour le faire sortir
avec moi, en faisant signe aux autres de se préparer à nous
suivre sans attirer l'attention des danseurs.
Nous sortîmes les uns après les autres, sans faire
semblant, et cinq minutes plus tard, nous étions rembarqués
en canot, après avoir quitté le bal comme des sauvages,
sans dire bonjour à personne; pas même à Liza, que j'avais
invité pour danser un foin. J'ai toujours pensé que
c'était cela qui l'avait décidée à me trigauder et à
épouser le petit Boisjoli, sans m'inviter à ses noces, la
boufresse!
Mais pour revenir à notre canot, nous étions rudement
embêtés de voir que Baptiste Durand avait bu, car c'était
lui qui nous gouvernait, et nous n'avions que juste le temps
de revenir au chantier pour six heures du matin, avant le
réveil des hommes, qui ne travaillaient pas le jour du jour
de l'an. La lune était disparue; il ne faisait plus aussi
clair qu'auparavant, et ce n'est pas sans crainte que je pris
ma position à l'avant du canot, bien décidé à avoir
l'oeil sur la route que nous allions suivre. Avant de nous
enlever dans les airs, je me retournai et je dis à Baptiste
:
--Attention, là, mon vieux! Pique tout droit sur la
montagne de Montréal, aussitôt que tu pourras l'apercevoir.

--Je connais mon affaire, répondit Baptiste, et mêle-toi
des tiennes!
Et avant que j'aie eu le temps de répliquer :
--Acabris! Acabras! Acabram!....Fais-nous voyager
par-dessus les montagnes!
VI



Et nous voilà repartis à toute vitesse. Mais il devint
aussitôt évident que notre pilote n'avait plus la main
aussi sûre, car le canot décrivait des zigzags
inquiétants. Nous ne passâmes guère à plus de cent pieds
du clocher de Contrecoeur, et au lieu de nous diriger vers
l'ouest, vers Montréal, Baptiste nous fit prendre des
bordées vers la rivière Richelieu. Nous filâmes comme une
balle par dessus la montagne de Beloeil, et il ne s'en manqua
pas de dix pieds que l'avant du canot n'allât se briser sur
la grande croix de tempérance que l'évêque de Nancy avait
plantée là.
--A droite, Baptiste! à droite mon vieux! car tu vas nous
envoyer chez le diable, si tu ne gouvernes pas mieux que ça!

Et Baptiste fit instinctivement tourner le canot vers la
droite en mettant le cap sur la montagne de Montréal, que
nous apercevions déjà dans le lointain.
J'avoue que la peur commençait à me tortiller, car si
Baptiste continuait à nous conduire de travers, nous étions
flambés comme des gorets qu'on grille après la boucherie.
Or je vous assure que la dégringolade ne se fit pas
attendre, car au moment où nous passions au-dessus de
Montréal, Baptiste nous fit prendre une sheer, et dans le
temps d'y penser, le canot s'enfonça dans un banc de neige
au flanc de la montagne. Heureusement que c'était de la
neige molle; personne n'attrapa de mal, et le canot ne fut
pas brisé.
Mais à peine étions-nous sortis de neige, que voilà
Baptiste qui commence à sacrer comme un possédé, et qui
déclare qu'avant de repartir pour la Gatineau, il veut
descendre en ville prendre un verre. J'essayai de raisonner
avec lui, mais allez donc faire entendre raison à un ivrogne
qui veut se mouiller la luette! Alors, rendus à bout de
patience, et plutôt que de laisser nos âmes au diable qui
se léchait déjà les babines en nous voyant dans
l'embarras, je dis un mot à tous mes autres compagnons, qui
avaient aussi peur que moi, et nous nous jetons tous sur
Baptiste, que nous terrassons, sans lui faire mal, et que
nous plaçons ensuite au fond du canot-après l'avoir ligoté
comme un bout de saucisse, et lui avoir mis un bâillon pour
l'empêcher de prononcer des paroles dangereuses, lorsque
nous serions en l'air.
Et Acabris! Acabras! Acabram! nous voilà
repartis sur un train de tous les diables, car nous n'avions
plus qu'une heure pour nous rendre au chantier de la
Gatineau. C'est moi qui gouvernais, cette fois-là, et je
vous assure que j'avais l'oeil ouvert et le bras solide. Nous
remontâmes la rivière Outaouais comme une poussière
jusqu'à la Pointe-à-Gatineau, et de là nous piquâmes au
nord vers le chantier.
Nous n'en étions plus rien qu'à quelques lieues, quand
voilà-t-il pas cet animal de Baptiste qui se détortille de
la corde avec laquelle nous l'avions ficelé, qui s'arrache
son bâillon, et qui se lève tout droit dans le canot, en
lâchant un sacre qui me fit frémir jusque dans la pointe
des cheveux!
Impossible de lutter contre lui dans le canot, sans courir
le risque de tomber d'une hauteur de trois cents pieds; et
l'animal gesticulait comme un pendu, en nous menaçant tous
de son aviron qu'il avait saisi et qu'il faisait tournoyer
sur nos têtes en faisant le moulinet comme un Irlandais avec
son shilelagh. La position était terrible, comme vous le
comprenez bien. Heureusement que nous arrivions. Mais
j'étais tellement excité, que par une fausse manoeuvre que
je fis pour éviter l'aviron de Baptiste, le canot heurta la
tête d'un gros pin, et que nous voilà tous précipités en
bas, dégringolant de branche en branche comme des perdrix
que l'on tue dans les épinettes.
Je ne sais pas combien je mis de temps à descendre, car
je perdis connaissance avant d'arriver; et mon dernier
souvenir était comme celui d'un homme rêvant qu'il tombe
dans un puits qui n'a pas de fond.


VII




Vers les huit heures du matin, je m'éveillai au fond de

mon lit, dans la cabane, où nous avaient transportés les

bûcherons qui nous avaient trouvés sans connaissance,

enfoncés jusqu'au cou, dans un banc de neige du voisinage.

Personne ne s'était cassé les reins heureusement, mais je

n'ai pas besoin de vous dire que j'avais les côtes un peu

comme un homme qui aurait couché sur les ravalements durant

toute une semaine, sans parler d'un black-eye et de

deux ou trois déchirures sur les mains et dans la figure.

Enfin le principal, c'est que le diable ne nous avait pas

tous emportés, et je n'ai pas besoin de vous dire que je ne

m'empressai pas de démentir ceux qui prétendaient m'avoir

trouvé, avec Baptiste Durand et les six autres, tous saouls

comme des grives, et en train de cuver notre jamaïque dans

un banc de neige des environs. C'est déjà pas si beau

d'avoir presque vendu son âme au diable, sans s'en vanter

parmi les camarades; et ce n'est que bien des années plus

tard que je racontai l'histoire telle qu'elle m'était

arrivée.

Tout ce que je puis vous dire, mes amis, c'est que ce

n'est pas si drôle qu'on le pense d'aller voir sa blonde en

canot d'écorce, en plein coeur d'hiver, en courant la

chasse-galerie; surtout si vous avez un maudit ivrogne qui se

mêle de gouverner. Si vous m'en croyez, vous attendrez à

l'été prochain pour aller embrasser vos petits coeurs, sans

courir le risque de voyager au profit du diable.

Et Joe, le cook, plongea sa micaouane dans la

mélasse bouillonnante aux reflets dorés, et déclara que la
tire était cuite à point, et qu'il n'y avait plus

qu'à l'étirer.



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