Du baiser aux portes de l’enfer Né un 12 novembre 1840, Rodin est mort un 17 novembre, il y a
exactement 90 ans. Pourquoi ne pas célébrer cet anniversaire en
visitant (ou revisitant) le musée Rodin à Paris, un musée qui s'ouvre
dès la station de métro sur une reproduction du fameux
Baiser et qui peut se clore dans ses jardins sur la fameuse
Porte de l'enfer,
effrayante et sublime à la fois, accolée contre l'un des murs,
n'ouvrant sur rien d'autre que la pierre, donc l'absurde. Comme l'enfer
?
La conscience de son talent Rodin est sans conteste le sculpteur français le plus important de son
siècle. Il doit son talent et sa totale maîtrise des formes et des
mouvements à un travail incessant.
Un talent dont il fallait qu'il ait lui-même intimement
conscience, car il n'est reconnu que tardivement : son admission à
l'École des beaux-arts est refusée trois fois ; son premier envoi au
Salon des artistes français est également rejeté…
Il avait alors vingt-quatre ans, son père, petit employé de préfecture, craignait que son fils ne reste une " poire molle "...
L’inachevé qui vient avec l’âgeMais les commandes des particuliers, flattés par son habileté dans la
réalisation des portraits en marbre, affluent bientôt. Les commandes
publiques suivent peu à peu. En 1887, la ville de Calais lui passe
commande des
Bourgeois de Calais – et inaugure en 1895 un groupe sculpté dont il a su traduire la grande lassitude.
Puis, progressivement, les œuvres de Rodin vont se modifier et
mêler matière brute et matière polie. Le sculpteur considère son œuvre
finie dès qu’elle rend l’émotion qu’il cherche.
S’ensuivent des œuvres que le public comprend moins, qu’il
traduit de « bâclées ». La Société des gens de lettres refuse ainsi en
1897 le buste de Balzac qu’elle avait commandé, parce qu’elle le juge à
la fois inachevé et scandaleux : Balzac y apparaît à demi nu, enveloppé
dans une sorte de sac (une robe de chambre à peine esquissée), campé
dru sur ses deux pieds comme un titan.
Rodin y a traduit la puissance du génie balzacien – mais la
Société des gens de lettres regrette l’absence de finition des
bouclettes de laine de la robe de chambre et s’offusque que le vêtement
reste entrouvert… Dialogue de sourds.
Camille Claudel et Rose Beuret Artiste qu’on peut vite qualifier d’érotique, Rodin sculpte le corps
des femmes dans toutes les positions, y compris les plus sensuelles.
Il sait profiter des thèmes mythologiques pour les dénuder davantage (
La Danaïde, Galatée, Psyché et l’Amour…). Un érotisme adouci par la pureté du marbre (l’œuvre la plus fameuse reste le
Baiser). Sa compagne Rose Beuret ou sa maîtresse Camille Claudel lui servent plus d’une fois de modèle.
L’importance des mains Mais, pour un sculpteur, il y a quelque chose de plus important que
l’amour : les mains. Les mains sont partout dans l’œuvre de Rodin,
comme en témoigne le catalogue commenté du musée établi par Nicole
Barbier.
La sculpture la plus connue est
La main de Dieu :
une main géante sort de la matière et travaille une matière brute où
commencent à se dessiner le corps d’un homme et celui d’une femme – une
façon en même temps, pour un sculpteur, de se prendre pour Dieu… Quant
à la
Main du Diable, que Rodin a également sculptée, elle vous tend une femme à queue de sirène, symbole de la tentation par excellence.
Les mains sont aussi celles des
Amants (on ne voit plus les corps, seulement les mains qui s’enlacent), du
Secret (deux mains qui s’unissent pour cacher), de la
Convalescente (deux mains qui émergent à demi d’un bloc brut, en même temps qu’un haut de visage) ou bien d’un cruel
Adieu(le buste de Camille Claudel posé une petite caisse (comme un petit
cercueil), la bouche bâillonnée par deux mains dépareillées).
La porte de l’enfer La fameuse
Porte de l’enfer,
que l’on peut voir dans le jardin du musée, est un extraordinaire
enchevêtrement de mains et de corps souffrants, agrippés, tendus,
rompus et rampant sur une porte de bronze…
Un enfer que Rodin entrevoit peut-être une nouvelle fois
lorsqu’il meurt seul, dans le froid de son grand hôtel particulier,
entouré non pas de l’affection de ses proches mais « des rapaces de
l’administration qui ne songent qu’à la valeur de son testament ».