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 Le Prince Lutin - Madame d'Aulnoy

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Kali.SsBbw
Grisettes de Montpellier
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Kali.SsBbw


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Le Prince Lutin - Madame d'Aulnoy Empty
MessageSujet: Le Prince Lutin - Madame d'Aulnoy   Le Prince Lutin - Madame d'Aulnoy Icon_minitimeVen 14 Mar - 12:00

Il était une fois un roi et une reine qui
n'avaient qu'un fils qu'ils aimaient passionnément, bien qu'il fût très
mal fait. Il était aussi gros que le plus gros homme, et aussi petit
que le plus petit nain. Mais ce n'était rien de la laideur de son
visage et de la difformité de son corps en comparaison de la malice de
son esprit : c'était une bête opiniâtre qui désolait tout le monde. Dès
sa plus grande enfance le roi le remarqua bien, mais la reine en était
folle ; elle contribuait encore à le gâter par des complaisances
outrées, qui lui faisaient connaître le pouvoir qu'il avait sur elle ;
et pour faire sa cour à cette princesse, il fallait lui dire que son
fils était beau et spirituel. Elle voulut lui donner un nom qui
inspirât du respect et de la crainte. Après avoir longtemps cherché,
elle l'appela Furibon.
Quand il fut en âge d'avoir un gouverneur,
le roi choisit un prince qui avait d'anciens droits sur la couronne,
qu'il aurait soutenus en homme de courage, si ses affaires avaient été
en meilleur état ; mais il y avait longtemps qu'il n'y pensait plus :
toute son application était à bien élever son fils unique.
Il n'a
jamais été un plus beau naturel, un esprit plus vif et plus pénétrant,
plus docile et plus soumis ; tout ce qu'il disait avait un tour heureux
et une grâce particulière : sa personne était toute parfaite.
Le
roi ayant choisi ce grand seigneur pour conduire la jeunesse de
Furibon, il lui commanda d'être bien obéissant; mais c'était un
indocile que l'on fouettait cent fois sans le corriger de rien. Le fils
de son gouverneur s'appelait Léandre : tout le monde l'aimait. Les
dames le voyaient très favorablement, mais il ne s'attachait à pas une
: elles l'appelaient le bel indifférent. Elles lui faisaient la guerre
sans le faire changer de manière : il ne quittait presque point Furibon
; cette compagnie ne servait qu'à le faire trouver plus hideux. Il ne
s'approchait des dames que pour leur dire des duretés : tantôt elles
étaient mal habillées, une autre fois elles avaient l'air provincial ;
il les accusait devant tout le monde d'être fardées. Il ne voulait
savoir leurs intrigues que pour en parler à la reine, qui les grondait,
et pour les punir, elle les faisait jeûner. Tout cela était cause que
l'on haïssait mortellement Furibon ; il le voyait bien, et s'en prenait
presque toujours au jeune Léandre. « Vous êtes fort heureux, lui
disait-il en le regardant de travers : les dames vous louent et vous
applaudissent, elles ne sont pas de même pour moi. - Seigneur,
répliquait-il modestement, le respect qu'elles ont pour vous les
empêche de se familiariser. - Elle font fort bien, disait-il, car je
les battrais comme plâtre pour leur apprendre leur devoir. »
Un
jour qu'il était arrivé des ambassadeurs de bien loin, le prince,
accompagné de Léandre, resta dans une galerie pour les voir passer. Dès
que les ambassadeurs aperçurent Léandre, ils s'avancèrent, et vinrent
lui faire de profondes révérences, témoignant par des signes leur
admiration ; puis, regardant Furibon, ils crurent que c'était son nain
; ils le prirent par le bras, le firent tourner et retourner en dépit
qu'il en eût.
Léandre était au désespoir ; il se tuait de leur
dire que c'était le fils du roi, ils ne l'entendaient point ; par
malheur l'interprète était allé les attendre chez le roi. Léandre,
connaissant qu'ils ne comprenaient rien à ses signes, s'humiliait
encore davantage auprès de Furibon ; et les ambassadeurs, aussi bien
que ceux de leur suite, croyant que c'était un jeu, riaient à s'en
trouver mal, et voulaient lui donner des croquignoles et des nasardes à
la mode de leur pays. Ce prince, désespéré, tira sa petite épée, qui
n'était pas plus longue qu'un éventail ; il aurait fait quelque
violence, sans le roi qui venait au-devant des ambassadeurs, et qui
demeura bien surpris de cet emportement. Il leur en demanda excuse, car
il savait leur langue ; ils lui répliquèrent que cela ne tirait point à
conséquence, qu'ils avaient bien vu que cet affreux petit nain était de
mauvaise humeur. Le roi fut affligé que la méchante mine de son fils et
ses extravagances le fissent méconnaître.
Quand Furibon ne les vit
plus, il prit Léandre par les cheveux, il lui en arracha deux ou trois
poignées : il l'aurait étranglé s'il avait pu ; il lui défendit de
paraître jamais devant lui. Le père de Léandre, offensé du procédé de
Furibon, envoya son fils dans un château qu'il avait à la campagne. Il
ne s'y trouva point désoeuvré, il aimait la chasse, la pêche et la
promenade, il savait peindre, il lisait beaucoup, et jouait de
plusieurs instruments. Il s'estima heureux de n'être plus obligé de
faire la cour à son fantasque prince, et, malgré la solitude, il ne
s'ennuyait pas un moment.
Un jour qu'il s'était promené longtemps
dans ses jardins, comme la chaleur augmentait, il entra dans un petit
bois dont les arbres étaient si hauts et si touffus qu'il se trouva
agréablement à l'ombre. Il commençait à jouer de la flûte pour se
divertir, lorsqu'il sentit quelque chose qui faisait plusieurs tours à
sa jambe et qui la serrait très fort. Il regarda ce que ce pouvait
être, et fut bien surpris de voir une grosse couleuvre ; il prit son
mouchoir, et l'attrapant par la tête, il allait la tuer ; mais elle
entortilla encore le reste de son corps autour de son bras, et, le
regardant fixement, elle semblait lui demander grâce. Un de ses
jardiniers arriva là-dessus il n'eut pas plus tôt aperçu la couleuvre
qu'il cria à son maître « Seigneur, tenez-la bien, il y a une heure que
je la poursuis pour la tuer ; c'est la plus fine bête qui soit au
monde, elle désole nos parterres. » Léandre jeta encore les yeux sur la
couleuvre, qui était tachetée de mille couleurs extraordinaires, et
qui, le regardant toujours, ne remuait point pour se défendre. «
Puisque tu voulais la tuer, dit-il à son jardinier, et qu'elle est
venue se réfugier auprès de moi, je te défends de lui faire aucun mal,
je veux la nourrir ; et quand elle aura quitté sa belle peau, je la
laisserai aller. » Il retourna chez lui, il la mit dans une grande
chambre dont il garda la clef ; il lui fit apporter du son, du lait,
des fleurs et des herbes pour la nourrir et pour la réjouir : voilà une
couleuvre fort heureuse ! Il allait quelquefois la voir ; dès qu'elle
l'apercevait, elle venait au-devant de lui, rampant et faisant toutes
les petites mines et les airs gracieux dont une couleuvre est capable.
Ce prince en était surpris ; mais cependant il n'y faisait pas une
grande attention.
Toutes les dames de la cour étaient affligées de
son absence ; on ne parlait que de lui, on désirait son retour. «Hélas
! disaient-elles, il n'y a plus de plaisirs à la cour depuis que
Léandre en est parti ; le méchant Furibon en est cause. Faut-il qu'il
lui veuille du mal d'être plus aimable et plus aimé que lui ? Faut-il
que pour lui plaire il se défigure la taille et le visage ? Faut-il que
pour lui ressembler il se disloque les os, qu'il se fende la bouche
jusqu'aux oreilles, qu'il s'apetisse les yeux, qu'il s'arrache le nez ?
Voilà un petit magot bien injuste ! Il n'aura jamais de joie en sa vie,
car il ne trouvera personne qui ne soit plus beau que lui. »
Quelque
méchants que soient les princes, ils ont toujours des flatteurs, et
même les méchants en ont plus que les autres. Furibon avait les siens :
son pouvoir sur l'esprit de la reine le faisait craindre. On lui conta
ce que les dames disaient ; il se mit dans une colère qui allait
jusqu'à la fureur. Il entra ainsi dans la chambre de la reine, et lui
dit qu'il allait se tuer à ses yeux, si elle ne trouvait le moyen de
faire périr Léandre. La reine, qui le haïssait parce qu'il était plus
beau que son singe de fils, répliqua qu'il y avait longtemps qu'elle le
regardait comme un traître, qu'elle donnerait volontiers les mains à sa
mort ; qu'il fallait qu'il allât avec ses plus confidents à la chasse,
que Léandre y viendrait, et qu'on lui apprendrait bien à se faire aimer
de tout le monde.
Furibon fut donc à la chasse ; quand Léandre
entendit des chiens et des cors dans ses bois, il monta à cheval et
vint voir qui c'était. Il demeura fort surpris de la rencontre inopinée
du prince ; il mit pied à terre et le salua respectueusement ; il le
reçut mieux qu'il ne l'espérait, et lui dit de le suivre. Aussitôt il
se détourna, faisant signe aux assassins de ne pas manquer leur coup.
Il s'éloignait fort vite, lorsqu'un lion d'une grandeur prodigieuse
sortit du fond de sa caverne, et se lançant sur lui, le jeta par terre.
Ceux qui l'accompagnaient prirent la fuite ; Léandre resta seul à
combattre ce furieux animal. Il fut à lui l'épée la main, il hasarda
d'en être dévoré, et par sa valeur et son adresse il sauva son plus
cruel ennemi. Furibon s'était évanoui de peur ; Léandre le secourut
avec des soins merveilleux. Lorsqu'il fut un peu revenu, il lui
présenta son cheval pour monter dessus ; tout autre qu'un ingrat aurait
ressenti jusqu'au fond du coeur des obligations si vives et si récentes
et n'aurait pas manqué de faire et de dire des merveilles. Point du
tout, il ne regarda pas seulement Léandre, et il ne se servit de son
cheval que pour aller chercher les assassins, auxquels il ordonna de le
tuer. Ils environnèrent Léandre, et il aurait été infailliblement tué
s'il avait eu moins de courage. Il gagna un arbre, il s'y appuya pour
n'être pas attaqué par derrière, il n'épargna aucun de ses ennemis, et
combattit en homme désespéré. Furibon, le croyant mort, se hâta de
venir pour se donner le plaisir de le voir ; mais il eut un autre
spectacle que celui auquel il s'attendait, tous ces scélérats rendaient
les derniers soupirs. Quand Léandre le vit, il s'avança et lui dit :
«Seigneur, si c'est par votre ordre que l'on m'assassine, je suis fâché
de m'être défendu. - Vous êtes un insolent, répliqua le prince en
colère ; si jamais vous paraissez devant moi, je vous ferai mourir. »
Léandre
ne lui répliqua rien ; il se retira fort triste chez lui, et passa la
nuit à songer à ce qu'il devait faire, car il n'y avait pas d'apparence
de tenir tête au fils du roi. Il résolut de voyager par le monde mais,
étant près de partir, il se souvint de la couleuvre ; il prit du lait
et des fruits qu'il lui porta. En ouvrant la porte, il aperçut une
lueur extraordinaire qui brillait dans un des coins de la chambre ; il
y jeta les yeux, et fut surpris de la présence d'une dame dont l'air
noble et majestueux ne laissait pas douter de la grandeur de sa
naissance ; son habit était de satin amarante, brodé de diamants et de
perles. Elle s’avança vers lui d'un air gracieux et lui dit : « Jeune
prince, ne cherchez point ici la couleuvre que vous y avez apportée,
elle n'y est plus ; vous me trouvez à sa place pour vous payer ce
qu'elle vous doit ; mais il faut vous parler plus intelligiblement.
Sachez que je suis la fée Gentille, fameuse à cause des tours de gaieté
et de souplesse que je sais faire ; nous vivons cent ans sans vieillir,
sans maladies, sans chagrins et sans peines ; ce terme expiré, nous
devenons couleuvres pendant huit jours : c'est ce temps seul qui nous
est fatal, car alors nous ne pouvons plus prévoir ni empêcher nos
malheurs, et si l'on nous tue, nous ne ressuscitons plus : ces huit
jours expirés, nous reprenons notre forme ordinaire, avec notre beauté,
notre pouvoir et nos trésors. Vous savez à présent, seigneur, les
obligations que je vous ai, il est bien juste que je m'en acquitte ;
pensez à quoi je peux vous être utile, et comptez sur moi. »
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Kali.SsBbw
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MessageSujet: Re: Le Prince Lutin - Madame d'Aulnoy   Le Prince Lutin - Madame d'Aulnoy Icon_minitimeVen 14 Mar - 12:03

Le jeune prince, qui n'avait point eu jusque-là
de commerce avec les fées, demeura si surpris qu'il fut longtemps sans
pouvoir parler. Mais, lui faisant une profonde révérence : « Madame,
dit-il, après l'honneur que j'ai eu de vous servir, il me semble que je
n'ai rien à souhaiter de la fortune. - J'aurais bien du chagrin,
répliqua-t-elle, que vous ne me missiez pas en état de vous être utile.
Considérez que je peux vous faire un grand roi, prolonger votre vie,
vous rendre plus aimable, vous donner des mines de diamants et des
maisons pleines d'or ; je peux vous rendre excellent orateur, poète,
musicien et peintre ; je peux vous faire aimer des dames, augmenter
votre esprit; je peux vous faire lutin aérien, aquatique et terrestre.
» Léandre l'interrompit en cet endroit. «Permettez-moi, madame, de vous
demander, lui dit-il, à quoi me servirait d'être lutin. - A mille
choses utiles et agréables, repartit la fée. Vous êtes invisible quand
il vous plaît ; vous traversez en un instant le vaste espace de
l'univers ; vous vous élevez sans avoir des ailes ; vous allez au fond
de la terre sans être mort ; vous pénétrez les abîmes de la mer sans
vous noyer ; vous entrez partout, quoique les fenêtres et les portes
soient fermées ; et, dès que vous le jugez à propos, vous vous laissez
voir sous votre forme naturelle. - Ah ! madame, s’écria-t-il, je
choisis d'être lutin ; je suis sur le point de voyager, j'imagine des
plaisirs infinis dans ce personnage, et je le préfère à toutes les
autres choses que vous m'avez si généreusement offertes. - Soyez lutin,
répliqua Gentille en lui passant trois fois la main sur les yeux et sur
le visage ; soyez lutin aimé, soyez lutin aimable, soyez lutin
lutinant. » Ensuite elle l'embrassa et lui donna un petit chapeau
rouge, garni de deux plumes de perroquet. «Quand vous l'ôterez, on vous
verra. »
Léandre, ravi, enfonça le petit chapeau rouge sur sa
tête, et souhaita d'aller dans la forêt cueillir des roses sauvages
qu'il y avait remarquées. En même temps son corps devint aussi léger
que sa pensée ; il se transporta dans la forêt, passant par la fenêtre
et voltigeant comme un oiseau ; il ne laissa pas de sentir de la
crainte lorsqu'il se vit si élevé, et qu'il traversait la rivière ; il
appréhendait de tomber dedans et que le pouvoir de la fée n'eût pas
celui de le garantir. Mais il se trouva heureusement au pied du rosier
; il prit trois roses, et revint sur-le-champ dans la chambre où la fée
était encore : il les lui présenta, étant ravi que son petit coup
d'essai eût si bien réussi. Elle lui dit de garder ces roses ; qu'il y
en avait une qui lui fournirait tout l'argent dont il aurait besoin ;
qu'en mettant l'autre sur la gorge de sa maîtresse, il connaîtrait si
elle était fidèle, et que la dernière l'empêcherait d'être malade.
Puis, sans attendre des remerciements, elle lui souhaita un heureux
voyage et disparut.
Il se réjouit infiniment du beau don qu'il
venait d'obtenir. « Aurais-je pu penser, disait-il que, pour avoir
sauvé une pauvre couleuvre des mains de mon jardinier, il m'en serait
revenu des avantages si rares et si grands? 0 que je vais me réjouir !
que je passerai d'agréables moments ! que je saurai de choses ! Me
voilà invisible ; je serai informé des aventures les plus secrètes. »
Il songea aussi qu'il se ferait un ragoût sensible de prendre quelque
vengeance de Furibon. Il mit promptement ordre à ses affaires, et monta
sur le plus beau cheval de son écurie, appelé Gris-de-lin, suivi de
quelques-uns de ses domestiques vêtus de sa livrée, pour que le bruit
de son retour fût plus tôt répandu.
Il faut savoir que Furibon,
qui était un grand menteur, avait dit que sans son courage Léandre
l'aurait assassiné à la chasse ; qu'il avait tué tous ses gens, et
qu'il voulait qu'on en fît justice. Le roi, importuné par la reine,
donna ordre qu'on allât l'arrêter de sorte que, lorsqu'il vint d'un air
si résolu, Furibon en fut averti. Il était trop timide pour l'aller
chercher lui-même ; il courut dans la chambre de sa mère, et lui dit
que Léandre venait d'arriver, qu'il la priait qu'on l'arrêtât. La
reine, diligente pour tout ce que pouvait désirer son magot de fils, ne
manqua pas d'aller trouver le roi, et le prince, impatient de savoir ce
qui serait résolu, la suivit sans dire mot. Il s'arrêta à la porte, il
en approcha l'oreille, et releva ses cheveux pour mieux entendre.
Léandre entra dans la grande salle du palais avec le petit chapeau
rouge sur sa tête : le voilà devenu invisible. Dès qu'il aperçut
Furibon qui écoutait, il prit un clou avec un marteau, il y attacha
rudement son oreille.
Furibon se désespère, enrage, frappe comme
un fou à la porte, poussant de hauts cris. La reine, à cette voix,
courut l'ouvrir ; elle acheva d'emporter l'oreille de son fils ; il
saignait comme si on l'eût égorgé, et faisait une laide grimace. La
reine inconsolable le met sur ses genoux, porte la main à son oreille,
la baise et l'accommode. Lutin se saisit d'une poignée de verges dont
on fouettait les petits chiens du roi, et commença d'en donner
plusieurs coups sur les mains de la reine et sur le museau de son fils
: elle s'écrie qu'on l'assassine, qu'on l'assomme. Le roi regarde, le
monde accourt, l'on n'aperçoit personne ; l'on dit tout bas que la
reine est folle, et que cela ne lui vient que de douleur de voir
l'oreille de Furibon arrachée. Le roi est le premier à le croire, il
l'évite quand elle veut l'approcher : cette scène était fort plaisante.
Enfin le bon Lutin donne encore mille coups à Furibon, puis il sort de
la chambre, passe dans le jardin, et se rend visible. Il va hardiment
cueillir les cerises, les abricots, les fraises et les fleurs du
parterre de la reine : c'était elle seule qui les arrosait, il y allait
de la vie d'y toucher. Les jardiniers, bien surpris, vinrent dire à
leurs majestés que le prince Léandre dépouillait les arbres de fruits
et le jardin de fleurs. « Quelle insolence ! s'écria la reine. Mon
petit Furibon ! mon cher poupard, oublie pour un moment ton mal
d'oreille, et cours vers ce scélérat ; prends nos gardes, nos
mousquetaires, nos gendarmes, nos courtisans ; mets-toi à leur tête,
attrape-le et fais-en une capilotade. »
Furibon, animé par sa mère
et suivi de mille hommes bien armés, entre dans le jardin, et voit
Léandre sous un arbre qui lui jette une pierre dont il lui casse le
bras, et plus de cent oranges au reste de sa troupe. On voulut courir
vers Léandre, mais en même temps on ne le vit plus. Il se glissa
derrière Furibon qui était déjà bien mal il lui passa une corde dans
les jambes, le voilà tombé sur le nez on le relève et on le porte dans
son lit bien malade.
Léandre, satisfait de cette vengeance,
retourna où ses gens l'attendaient ; il leur donna de l'argent et les
renvoya dans son château, ne voulant mener personne avec lui qui pût
connaître les secrets du petit chapeau rouge et des roses. Il n'avait
point déterminé où il voulait aller ; il monta sur son beau cheval
appelé Gris-de-lin, et le laissa marcher à l'aventure. Il traversa des
bois, des plaines, des coteaux et des vallées sans compte et sans
nombre ; il se reposait de temps en temps, mangeait et dormait, sans
rencontrer rien digne de remarque. Enfin il arriva dans une forêt, où
il s'arrêta pour se mettre un peu à l'ombre, car il faisait grand
chaud.
Au bout d'un moment il entendit soupirer et sangloter ; il
regarda de tous côtés, il aperçut un homme qui courait, qui s'arrêtait,
qui criait, qui se taisait, qui s'arrachait les cheveux, qui se
meurtrissait de coups ; il ne douta point que ce ne fût quelque
malheureux insensé. Il lui parut bien fait et jeune ; ses habits
avaient été magnifiques, mais ils étaient tout déchirés. Le prince,
touché de compassion, l'aborda : « Je vous vois dans un état, lui
dit-il, si pitoyable, que je ne peux m'empêcher de vous en demander le
sujet, en vous offrant mes services. - Ah ! seigneur, répondit ce jeune
homme, il n'y a plus de remède à mes maux : c'est aujourd'hui que ma
chère maîtresse va être sacrifiée à un vieux jaloux qui a beaucoup de
bien, mais qui la rendra la plus malheureuse personne du monde ! - Elle
vous aime donc ? dit Léandre. - Je puis m'en flatter, répliqua-t-il. -
Et dans quel lieu est-elle ? continua le prince. - Dans un château au
bout de cette forêt, répondit l'amant. - Hé bien, attendez-moi, dit
encore Léandre, je vous en donnerai de bonnes nouvelles avant qu'il
soit peu. » En même temps il mit le petit chapeau rouge, et se souhaita
dans le château. Il n'y était pas encore qu'il entendit l'agréable
bruit de la symphonie. En arrivant, tout retententissait de violons et
d'instruments. Il entre dans un grand salon rempli des parents et des
amis du vieillard et de la jeune demoiselle: rien n'était plus aimable
qu'elle ; mais la pâleur de son teint, la mélancolie qui paraissait sur
son visage et les larmes qui lui couvraient les yeux de temps en temps
marquaient assez sa peine.
Léandre était alors Lutin, il resta
dans un coin pour connaître une partie de ceux qui étaient présents. Il
vit le père et la mère de cette jolie fille, qui la grondaient tout bas
de la mauvaise mine qu'elle faisait ; ensuite ils retournèrent à leur
place. Lutin se mit derrière la mère, et s'approchant de son oreille,
il lui dit: « Puisque tu contrains ta fille de donner sa main à ce
vieux magot, assure-toi qu'avant huit jours tu en seras punie par ta
mort.» Cette femme, effrayée d'entendre une voix et de n'apercevoir
personne, et encore plus de la menace qui lui était faite, jeta un
grand cri et tomba de son haut. Son mari lui demanda ce qu'elle avait.
Elle s'écria qu'elle était morte si le mariage de sa fille s'achevait ;
qu'elle ne le souffrirait pas pour tous les trésors du monde. Le mari
voulut se moquer d'elle, il la traitait de visionnaire ; mais Lutin
s'en approcha et lui dit : « Vieil incrédule , si tu ne crois ta femme,
il t'en coûtera la vie ; romps l'hymen de ta fille et la donne
promptement à celui qu'elle aime. » Ces paroles produisirent un effet
admirable ; on congédia sur-le-champ le fiancé, on lui dit qu'on ne
rompait que par des ordres d'en haut. Il en voulait douter et chicaner,
car il était Normand ; mais Lutin lui fit un si terrible hou hou dans
l'oreille qu'il en pensa devenir sourd ; et pour l'achever, il lui
marcha si fort sur ses pieds goutteux qu'il les écrasa.
Ainsi on
courut chercher l'amant du bois, qui continuait de se désespérer. Lutin
l'attendait avec mille impatiences, et il n'y avait que sa jeune
maîtresse qui pût en avoir davantage. L'amant et la maîtresse furent
sur le point de mourir de joie ; le festin qui avait été préparé pour
les noces du vieillard servit à celles de ces heureux amants ; et
Lutin, se délutinant, parut tout d'un coup à la porte de la salle,
comme un étranger qui était attiré par le bruit de la fête. Dès que le
marié l'aperçut, il courut se jeter à ses pieds, le nommant de tous les
noms que sa reconnaissance pouvait lui fournir. Il passa deux jours
dans ce château, et s'il avait voulu il les aurait ruinés, car ils lui
offrirent tout leur bien ; il ne quitta une si bonne compagnie qu'avec
regret.
Il continua son voyage, et se rendit dans une grande ville
où était une reine qui se faisait un plaisir de grossir sa cour des
plus belles personnes de son royaume. Léandre en arrivant se fit faire
le plus grand équipage que l'on eût jamais vu ; mais aussi il n'avait
qu'à secouer sa rose, et l'argent ne manquait point. Il est aisé de
juger qu'étant beau, jeune, spirituel, et surtout magnifique, la reine
et toutes les princesses le reçurent avec mille témoignages d'estime et
de considération.
Cette cour était des plus galantes ; n'y point
aimer, c'était se donner un ridicule : il voulut suivre la coutume, et
pensa qu'il se ferait un jeu de l'amour, et qu'en s'en allant il
laisserait sa passion comme son train. Il jeta les yeux sur une des
filles d'honneur de la reine, qu'on appelait la belle Blondine. C'était
une personne fort accomplie, mais si froide et si sérieuse qu'il ne
savait pas trop par où s'y prendre pour lui plaire.
Il lui donnait
des fêtes enchantées, le bal et la comédie tous le soirs ; il lui
faisait venir des raretés des quatre parties du monde, tout cela ne
pouvait la toucher ; et plus elle lui paraissait indifférente, plus il
s'obstinait à lui plaire : ce qui l'engageait davantage, c'est qu'il
croyait qu'elle n'avait jamais rien aimé. Pour être plus certain, il
lui prit envie d'éprouver sa rose ; il la mit en badinant sur la gorge
de Blondine : en même temps, de fraîche et d'épanouie qu'elle était,
elle devint sèche et fanée. Il n'en fallut pas davantage pour faire
connaître à Léandre qu'il avait un rival aimé ; il le ressentit
vivement, et, pour en être convaincu par ses yeux, il se souhaita le
soir dans la chambre de Blondine. Il y vit entrer un musicien de la
plus méchante mine qu'il est possible ; il lui hurla trois ou quatre
couplets qu'il avait faits pour elle, dont les paroles et la musique
étaient détestables ; mais elle s'en récréait comme de la plus belle
chose qu'elle eût entendue de sa vie ; il faisait des grimaces de
possédé, qu'elle louait, tant elle était folle de lui ; et enfin elle
permit à ce crasseux de lui baiser la main pour sa peine. Lutin outré
se jeta sur l'impertinent musicien, et le poussant rudement contre un
balcon, il le jeta dans le jardin, où il se cassa ce qui lui restait de
dents.
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MessageSujet: Re: Le Prince Lutin - Madame d'Aulnoy   Le Prince Lutin - Madame d'Aulnoy Icon_minitimeVen 14 Mar - 12:03

Si la foudre était tombée sur Blondine, elle
n'aurait pas été plus surprise ; elle crut que c'était un esprit. Lutin
sortit de la chambre sans se laisser voir, et sur-le-champ il retourna
chez lui, où il écrivit à Blondine tous les reproches qu'elle méritait.
Sans attendre sa réponse il partit, laissant son équipage à ses écuyers
et à ses gentilshommes ; il récompensa le reste de ses gens. Il prit le
fidèle Gris-de-lin et monta dessus, bien résolu de ne plus aimer après
un tel tour.
Léandre s'éloigna d'une vitesse extrême. Il fut
longtemps chagrin ; mais sa raison et l'absence le guérirent. Il se
rendit dans une autre ville, où il apprit en arrivant qu'il y avait ce
jour-là une grande cérémonie pour une fille qu'on allait mettre parmi
les vestales, quoiqu'elle n'y voulût point entrer. Le prince en fut
touché ; il semblait que son petit chapeau rouge ne lui devait servir
que pour réparer les torts publics et pour consoler les affligés. Il
courut au temple ; la jeune enfant était couronnée de fleurs, vêtue de
blanc, couverte de ses cheveux ; deux de ses frères la conduisaient par
la main, et sa mère la suivait avec une grosse troupe d'hommes et de
femmes ; la plus ancienne des vestales attendait à la porte du temple.
En même temps Lutin cria à tue-tête : « Arrêtez, arrêtez, mauvais
frères, mère inconsidérée, arrêtez, le ciel s'oppose à cette injuste
cérémonie ! Si vous passez outre, vous serez écrasés comme des
grenouilles. » On regardait de tous côtés sans voir d'où venaient ces
terribles menaces. Les frères dirent que c'était l'amant de leur soeur
qui s'était caché au fond de quelque trou pour faire ainsi l'oracle ;
mais Lutin en colère prit un long bâton et leur en donna cent coups. On
voyait hausser et baisser le bâton sur leurs épaules, comme un marteau
dont on aurait frappé l'enclume ; il n'y avait plus moyen de dire que
les coups n'étaient pas réels. La frayeur saisit les vestales, elles
s'enfuirent ; chacun en fit autant. Lutin resta avec la jeune victime.
Il ôta promptement son petit chapeau, et lui demanda en quoi il pouvait
la servir. Elle lui dit, avec plus de hardiesse qu'on n'en aurait
attendu d'une fille de son âge, qu'il y avait un cavalier qui ne lui
était pas indifférent, mais qu'il lui manquait du bien ; il leur secoua
tant la rose de la fée Gentille qu'il leur laissa dix millions : ils se
marièrent et vécurent très heureux.
La dernière aventure qu'il eut
fut la plus agréable. En entrant dans une grande forêt, il entendit les
cris plaintifs d'une jeune personne : il ne douta point qu'on ne lui
fît quelque violence ; il regarda de tous côtés, et enfin il aperçut
quatre hommes bien armés qui emmenaient une fille qui paraissait avoir
treize ou quatorze ans. Il s'approcha au plus vite et leur cria : « Que
vous a fait cette enfant pour la traiter comme une esclave ? - Ha ! ha
! mon petit seigneur, dit le plus apparent de la troupe, de quoi vous
mêlez-vous ? - Je vous ordonne, ajouta Léandre, de la laisser tout à
l'heure. - Oui, oui, nous n'y manquerons pas », s'écrièrent-ils en
riant. Le prince en colère se jette par terre et met le petit chapeau
rouge, car il ne trouvait pas trop nécessaire d'attaquer lui seul
quatre hommes qui étaient assez forts pour en battre douze.
Quand
il eut son petit chapeau, bien fin qui l'aurait vu ; les voleurs dirent
: « Il a fui, ce n'est pas la peine de le chercher ; attrapons
seulement son cheval. » Il y en eut un qui resta avec la jeune fille
pour la garder, pendant que les trois autres coururent après
Gris-de-lin qui leur donnait bien de l'exercice: la petite fille
continuait de crier et de se plaindre. « Hélas ! ma belle princesse,
disait-elle, que j'étais heureuse dans votre palais ! Comment
pourrai-je vivre éloignée de vous ? Si vous saviez ma triste aventure,
vous enverriez vos amazones après la pauvre Abricotine. » Léandre
l'écoutait et sans tarder il saisit le bras du voleur qui la retenait,
et l'attacha contre un arbre, sans qu'il eût le temps ni la force de se
défendre, car il ne voyait pas même celui qui le liait. Aux cris qu'il
fit, il y eut un de ses camarades qui vint tout essoufflé et lui
demanda qui l'avait attaché. « Je n'en sais rien, dit-il, je n'ai vu
personne. - C'est pour t'excuser, dit l'autre ; mais je sais depuis
longtemps que tu n'es qu'un poltron, je vais te traiter comme tu le
mérites. » Il lui donna une vingtaine de coups d'étrivière.
Lutin
se divertissait fort à le voir crier ; puis, s'approchant du second
voleur, il lui prit les bras et l'attacha vis-à-vis de son camarade. Il
ne manqua pas alors de lui dire : « Hé bien ! brave homme, qui vient
donc de te garrotter ? N'es-tu pas un grand poltron de l'avoir souffert
? » L'autre ne disait mot, et baissait la tête de honte, ne pouvant
imaginer par quel moyen il avait été attaché sans avoir vu personne.
Cependant
Abricotine profita de ce moment pour fuir, sans savoir même où elle
allait. Léandre, ne la voyant plus, appela trois fois Gris-de-lin, qui,
se sentant pressé d'aller trouver son maître, se défit en deux coups de
pieds des deux voleurs qui l'avaient poursuivi ; il cassa la tête de
l'un, et trois côtes de l'autre. Il n'était plus question que de
rejoindre Abricotine, car elle avait paru fort jolie à Lutin ; il
souhaita d'être où était cette jeune fille. En même temps il y fut ; il
la trouva si lasse, si lasse, qu'elle s'appuyait contre les arbres, ne
pouvant se soutenir. Lorsqu'elle aperçut Gris-de-lin, qui venait si
gaillardement, elle s'écria : « Bon, bon, voici un joli cheval qui
reportera Abricotine au palais des plaisirs. » Lutin l'entendait bien,
mais elle ne le voyait pas. Il s'approche, Gris-de-lin s'arrête, elle
se jette dessus ; Lutin la serre entre ses bras, et la met doucement
devant lui. 0 qu'Abricotine eut de peur de sentir quelqu'un et de ne
voir personne ! Elle n'osait remuer, elle fermait les yeux de crainte
d'apercevoir un esprit ; elle ne disait pas un pauvre petit mot. Le
prince, qui avait toujours dans ses poches les meilleures dragées du
monde, lui en voulut mettre dans la bouche, mais elle serrait les dents
et les lèvres.
Enfin il ôta son petit chapeau, et lui dit : «
Comment, Abricotine, vous êtes bien timide de me craindre si fort :
c'est moi qui vous ai tirée de la main des voleurs. » Elle ouvrit les
yeux et le reconnut. « Ah ! seigneur, dit-elle, je vous dois tout ! Il
est vrai que j'avais grande peur d'être avec un invisible. - Je ne suis
point invisible, répliqua-t-il, mais apparemment que vous aviez mal aux
yeux, et que cela vous empêchait de me voir. » Abricotine le crut,
quoique d'ailleurs elle eût beaucoup d'esprit. Après avoir parlé
quelque temps de choses indifférentes, Léandre la pria de lui apprendre
son âge, son pays, et par quel hasard elle était tombée entre les mains
des voleurs. «Je vous ai trop d'obligation, dit-elle, pour refuser de
satisfaire votre curiosité ; mais, seigneur, je vous supplie de songer
moins à m'écouter qu'à avancer notre voyage.
« Une fée dont le
savoir n'a rien d'égal s'entêta si fort d'un certain prince, qu'encore
qu'elle fût la première fée qui eût eu la faiblesse d'aimer, elle ne
laissa pas de l'épouser en dépit de toutes les autres, qui lui
représentaient sans cesse le tort qu'elle faisait à l'ordre de féerie :
elles ne voulurent plus qu'elle demeurât avec elles, et tout ce qu'elle
put faire, ce fut de se bâtir un grand palais proche de leur royaume.
Mais le prince qu'elle avait épousé se lassa d'elle : il était au
désespoir de ce qu'elle devinait tout ce qu'il faisait. Dès qu'il avait
le moindre penchant pour une autre, elle lui faisait le sabbat, et
rendait laide à faire peur la plus jolie personne du monde.
« Ce
prince, se trouvant gêné par l'excès d'une tendresse si incommode,
partit un beau matin sur des chevaux de poste, et s'en alla bien loin,
bien loin, se fourrer dans un grand trou au fond d'une montagne, afin
qu'elle ne pût le trouver. Cela ne réussit pas ; elle le suivit, et lui
dit qu'elle était grosse, qu'elle le conjurait de revenir à son palais,
qu'elle lui donnerait de l'argent, des chevaux, des chiens, des armes ;
qu'elle ferait faire un manège, un jeu de paume et un mail pour le
divertir. Tout cela ne put le persuader ; il était naturellement
opiniâtre et libertin. Il lui dit cent duretés ; il l'appela vieille
fée et loup-garou. « Tu es bien heureux, lui dit-elle, que je sois plus
sage que tu n'es fou : car je ferais de toi, si je voulais, un chat
criant éternellement sur les gouttières, ou un vilain crapaud barbotant
dans la boue, ou une citrouille, ou une chouette ; mais le plus grand
mal que je puisse te faire, c'est de t'abandonner à ton extravagance.
Reste dans ton trou, dans ta caverne obscure avec les ours, appelle les
bergères du voisinage ; tu connaîtras avec le temps la différence qu'il
y a entre des gredines et des paysannes, ou une fée comme moi, qui peut
se rendre aussi charmante qu'elle le veut. »
« Elle entra aussitôt
dans son carrosse volant, et s'en alla plus vite qu'un oiseau. Dès
qu'elle fut de retour, elle transporta son palais, elle en chassa les
gardes et les officiers : elle prit des femmes de race d'amazones ;
elle les envoya autour de son île pour y faire une garde exacte, afin
qu'aucun homme n'y pût entrer. Elle nomma ce lieu l'île des Plaisirs
tranquilles ; elle disait toujours qu'on n'en pouvait avoir de
véritables quand on faisait quelque société avec les hommes : elle
éleva sa fille dans cette opinion. Il n'a jamais été une plus belle
personne : c'est la princesse que je sers ; et comme les plaisirs
règnent avec elle, on ne vieillit point dans son palais : telle que
vous me voyez, j'ai plus de deux cents ans. Quand ma maîtresse fut
grande, sa mère la fée lui laissa son île ; elle lui donna des leçons
excellentes pour vivre heureuse : elle retourna dans le royaume de
féerie, et la princesse des Plaisirs tranquilles gouverne son état
d'une manière admirable.
« Il ne me souvient pas, depuis que je
suis au monde, d'avoir vu d'autres hommes que les voleurs qui m'avaient
enlevée, et vous, seigneur. Ces gens-là m'ont dit qu'ils étaient
envoyés par un certain laid et malbâti, appelé Furibon, qui aime ma
maîtresse, et n'a jamais vu que son portrait. Ils rôdaient autour de
l'île sans oser y mettre le pied : nos amazones sont trop vigilantes
pour laisser entrer personne mais, comme j'ai soin des oiseaux de la
princesse, je laissai envoler son beau perroquet, et dans la crainte
d'être grondée, je sortis imprudemment de l'île pour l'aller chercher ;
ils m'attrapèrent et m'auraient emmenée avec eux sans votre secours.
-
Si vous êtes sensible à la reconnaissance, dit Léandre, ne puis-je pas
espérer, belle Abricotine, que vous me ferez entrer dans l'île des
Plaisirs tranquilles, et que je verrai cette merveilleuse princesse qui
ne vieillit point ? -Ah ! seigneur, lui dit-elle, nous serions perdus,
vous et moi, si nous faisions une telle entreprise ! Il vous doit être
aisé de vous passer d'un bien que vous ne connaissez point ; vous
n'avez jamais été dans ce palais, figurez-vous qu'il n'y en a point. -
Il n'est pas si facile que vous le pensez, répliqua le prince, d'ôter
de sa mémoire les choses qui s'y placent agréablement ; et je ne
conviens pas avec vous que ce soit un moyen bien sûr pour avoir des
plaisirs tranquilles, d'en bannir absolument notre sexe. - Seigneur
répondit-elle, il ne m'appartient pas de décider là-dessus ; je vous
avoue même que si tous les hommes vous ressemblaient, je serais bien
d'avis que la princesse fît d'autres lois ; mais puisque n'en ayant
jamais vu que cinq, j'en ai trouvé quatre si méchants, je conclus que
le nombre des mauvais est supérieur à celui des bons, et qu'il vaut
mieux les bannir tous. »
En parlant ainsi ils arrivèrent au bord
d'une grosse rivière. Abricotine sauta légèrement à terre. « Adieu,
seigneur, dit-elle au prince en lui faisant une profonde révérence ; je
vous souhaite tant de bonheur que toute la terre soit pour vous l'île
des Plaisirs : retirez-vous promptement, crainte que nos amazones ne
vous aperçoivent. -Et moi, dit-il, belle Abricotine, je vous souhaite
un coeur sensible, afin d'avoir quelquefois part dans votre souvenir. »

En même temps il s'éloigna et fut dans le plus épais d'un bois
qu'il voyait proche de la rivière ; il ôta la selle et la bride à
Gris-de-lin, pour qu'il pût se promener et paître l'herbe : il mit le
petit chapeau rouge, et se souhaita dans l'île des Plaisirs
tranquilles. Son souhait s'accomplit sur-le-champ, il se trouva dans le
lieu du monde le plus beau et le moins commun.
Le palais était
d'or pur ; il s'élevait dessus des figures de cristal et de pierreries,
qui représentaient le zodiaque et toutes les merveilles de la nature,
les sciences et les arts, les éléments, la mer et les poissons, la
terre et les animaux, les chasses de Diane avec ses nymphes, les nobles
exercices des amazones, les amusements de la vie champêtre, les
troupeaux des bergères et leurs chiens, les soins de la vie rustique,
l'agriculture, les moissons, les jardins, les fleurs, les abeilles ; et
parmi tant de différentes choses, il n'y paraissait ni hommes, ni
garçons, pas un pauvre petit amour. La fée avait été trop en colère
contre son léger époux pour faire grâce à son sexe infidèle.
«
Abricotine ne m'a point trompé, dit le prince en lui-même; l'on a banni
de ces lieux jusqu'à l'idée des hommes: voyons donc s'ils y perdent
beaucoup. » Il entra dans le palais, et rencontrait à chaque pas des
choses si merveilleuses que, lorsqu'il y avait une fois jeté les yeux,
il se faisait une violence extrême pour les en retirer. L'or et les
diamants étaient bien moins rares par leurs qualités que par la manière
dont ils étaient employés. Il voyait de tous côtés des jeunes personnes
d'un air doux, innocent, riantes et belles comme le beau jour. Il
traversa un grand nombre de vastes appartements : les uns étaient
remplis de ces beaux morceaux de la Chine dont l'odeur, jointe à la
bizarrerie des couleurs et des figures, plaisent infiniment ; d'autres
étaient de porcelaines si fines que l'on voyait le jour au travers des
murailles qui en étaient faites ; d'autres étaient de cristal de roche
gravé : il y en avait d'ambre et de corail, de lapis, d'agate, de
cornaline et celui de la princesse était tout entier de grandes glaces
de miroirs : car on ne pouvait trop multiplier un objet si charmant.
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MessageSujet: Re: Le Prince Lutin - Madame d'Aulnoy   Le Prince Lutin - Madame d'Aulnoy Icon_minitimeVen 14 Mar - 12:04

Son trône était fait d'une seule perle creusée en
coquille où elle s'asseyait fort commodément ; il était environné de
girandoles garnies de rubis et de diamants, mais c'était moins que rien
auprès de l'incomparable beauté de la princesse. Son air enfantin avait
toutes les grâces des plus jeunes personnes, avec toutes les manières
de celles qui sont déjà formées. Rien n'était égal à la douceur et à la
vivacité de ses yeux : il était impossible de lui trouver un défaut.
Elle souriait gracieusement à ses filles d'honneur, qui s'étaient ce
jour-là vêtues en nymphes pour la divertir.
Comme elle ne voyait
point Abricotine, elle leur demanda où elle était. Les nymphes
répondirent qu'elles l'avaient cherchée inutilement, qu'elle ne
paraissait point. Lutin, mourant d'envie de causer, prit un petit ton
de voix de perroquet (car il y en avait plusieurs dans la chambre), et
dit : « Charmante princesse, Abricotine reviendra bientôt ; elle
courait grand risque d'être enlevée, sans un jeune prince qu'elle a
trouvé. » La princesse demeura surprise de ce que lui disait le
perroquet, car il avait répondu très juste. « Vous êtes bien joli,
petit perroquet, lui dit-elle, mais vous avez l'air de vous tromper, et
quand Abricotine sera venue, elle vous fouettera. -Je ne serai point
fouetté, répondit Lutin, contrefaisant toujours le perroquet ; elle
vous contera l'envie qu'avait cet étranger de pouvoir venir dans ce
palais pour détruire dans votre esprit les fausses idées que vous avez
prises contre son sexe. - En vérité, perroquet, s'écria la princesse,
c'est dommage que vous ne soyez pas tous les jours aussi aimable, je
vous aimerais chèrement. - Ah ! s'il ne faut que causer pour plaire,
répliqua Lutin, je ne cesserai pas un moment de parler. - Mais,
continua la princesse, ne jureriez-vous pas que perroquet est sorcier ?
- Il est bien plus amoureux que sorcier », dit-il. Dans ce moment
Abricotine entra, et vint se jeter aux pieds de sa belle maîtresse :
elle lui apprit son aventure, et lui fit le portrait du prince avec des
couleurs fort vives et fort avantageuses.
« J'aurais haï tous les
hommes, ajouta-t-elle, si je n'avais pas vu celui-là. Ah ! madame,
qu'il est charmant ! Son air et toutes ses manières ont quelque chose
de noble et spirituel ; et comme tout ce qu'il dit plaît infiniment, je
crois que j'ai bien fait de ne le pas emmener. » La princesse ne
répliqua rien là-dessus, mais elle continua de questionner Abricotine
sur le prince: si elle ne savait point son nom, son pays, sa naissance,
d'où il venait, où il allait ; et ensuite elle tomba dans une profonde
rêverie.
Lutin examinait tout, et continuant de parler comme il
avait commencé : « Abricotine est une ingrate, madame, dit-il ; ce
pauvre étranger mourra de chagrin s'il ne vous voit pas. - Hé bien,
perroquet, qu'il en meure, répondit la princesse en soupirant ; et
puisque tu te mêles de raisonner en personne d'esprit, et non pas en
petit oiseau, je te défends de me parler jamais de cet inconnu. »
Léandre
était ravi de voir que le récit d'Abricotine et celui du perroquet
avaient fait tant d'impression sur la princesse ; il la regardait avec
un plaisir qui lui fit oublier ses serments de n'aimer de sa vie : il
n'y avait aussi aucune comparaison à faire entre elle et la coquette
Blondine. « Est-ce possible, disait-il en lui-même, que ce
chef-d'oeuvre de la nature, que ce miracle de nos jours demeure
éternellement dans une île, sans qu'aucun mortel ose en approcher !
Mais, continuait-il, de quoi m'importe que tous les autres en soient
bannis, puisque j'ai le bonheur d'y être, que je la vois, que je
l'entends, que je l'admire, et que je l'aime déjà éperdument !»
Il
était tard, la princesse passa dans un salon de marbre et de porphyre,
où plusieurs fontaines jaillissantes entretenaient une agréable
fraîcheur. Dès qu'elle fut entrée, la symphonie commença, et l'on
servit un souper somptueux. Il y avait dans les côtés de la salle de
longues volières remplies d'oiseaux rares dont Abricotine prenait soin.

Léandre avait appris dans ses voyages la manière de chanter comme
eux, il en contrefit même qui n'y étaient pas. La princesse écoute,
regarde, s'émerveille, sort de table et s'approche. Lutin gazouille la
moitié plus fort et plus haut ; et prenant la voix d'un serin de
Canarie, il dit ces paroles, où il fit un air impromptu :

Les plus beaux jours de la vie
S'écoulent sans agrément ;
Si l'amour n'est de la partie,
On les passe tristement :
Aimez, aimez tendrement,
Tout ici vous y convie ;
Faites le choix d'un amant,
L'amour même vous en prie.

La
princesse, encore plus surprise, fit venir Abricotine, et lui demanda
si elle avait appris à chanter à quelqu'un de ses serins. Elle lui dit
que non, mais qu'elle croyait que les serins pouvaient bien avoir
autant d'esprit que les perroquets. La princesse sourit, et s'imagina
qu'Abricotine avait donné des leçons à la gent volatile ; elle se remit
à table pour achever son souper.
Léandre avait assez fait de
chemin pour avoir bon appétit ; il s'approcha de ce grand repas, dont
la seule odeur réjouissait. La princesse avait un chat bleu fort à la
mode, qu'elle aimait beaucoup ; une de ses filles d'honneur le tenait
entre ses bras elle lui dit: « Madame, je vous avertis que Bluet a
faim. » On le mit à table avec une petite assiette d'or, et dessus une
serviette à dentelle bien pliée : il avait un grelot d'or avec un
collier de perles, et, d'un air de raminagrobis, il commença à manger.
« Ho, ho, dit Lutin en lui-même, un gros matou bleu, qui n’a peut-être
jamais pris de souris, et qui n'est pas assurément de meilleure maison
que moi, a l'honneur de manger avec ma belle princesse ! Je voudrais
bien savoir s'il l'aime autant que je le fais, et s'il est juste que je
n'avale que de la fumée quand il croque de bons morceaux. » Il ôta tout
doucement le chat bleu, il s’assit dans le fauteuil et le mit sur lui.
Personne ne voyait Lutin : comment l'aurait-on vu ? il avait le petit
chapeau rouge. La princesse mettait perdreaux, cailleteaux,
faisandeaux, sur l'assiette d'or de Bluet ; perdreaux, cailleteaux,
faisandeaux, disparaissaient en un moment ; toute la cour disait: «
jamais chat bleu n'a mangé d'un plus grand appétit. » Il y avait des
ragoûts excellents ; Lutin prenait une fourchette, et, tenant la patte
du chat, il tâtait aux ragoûts : il la tirait quelquefois un peu trop
fort ; Bluet n'entendait point raillerie, il miaulait et voulait
égratigner comme un chat désespéré ; la princesse disait : « Que l'on
approche cette tourte ou cette fricassée au pauvre Bluet voyez comme il
crie pour en avoir ; » Léandre riait tout bas d'une si plaisante
aventure, mais il avait grande soif, n'étant point accoutumé à faire de
si longs repas sans boire ; il attrapa un gros melon avec la patte du
chat, qui le désaltéra un peu ; et le souper étant presque fini, il
courut au buffet et prit deux bouteilles d'un nectar délicieux.
La
princesse entra dans son cabinet ; elle dit à Abricotine de la suivre
et de fermer la porte. Lutin marchait sur ses pas, et se trouva en
tiers sans être aperçu. La princesse dit à sa confidente : « Avoue-moi
que tu as exagéré en me faisant le portrait de cet inconnu ; il n'est
pas, ce me semble, possible qu'il soit si aimable. - Je vous proteste,
madame, répliqua-t-elle, que, si j'ai manqué en quelque chose, c'est à
n'en avoir pas dit assez. » La princesse soupira et se tut pour un
moment ; puis, reprenant la parole: « Je te sais bon gré, dit-elle, de
lui avoir refusé de l'amener avec toi. - Mais, madame, répondit
Abricotine (qui était une franche finette, et qui pénétrait déjà les
pensées de sa maîtresse), quand il serait venu admirer les merveilles
de ces beaux lieux, quel mal vous en pouvait-il arriver ? Voulez-vous
être éternellement inconnue dans un coin du monde, cachée au reste des
mortels ? De quoi vous sert tant de grandeur, de pompe, de
magnificence, si elle n'est vue de personne ? -Tais-toi, tais-toi,
petite causeuse, dit la princesse, ne trouble point l'heureux repos
dont je jouis depuis six cents ans. Penses-tu que, si je menais une vie
inquiète et turbulente, j'eusse vécu un si grand nombre d'années ? Il
n'y a que les plaisirs innocents et tranquilles qui puissent produire
de tels effets. N'avons-nous pas lu dans les plus belles histoires les
révolutions des plus grands états, les coups imprévus d'une fortune
inconstante, les désordres inouïs de l'amour, les peines de l'absence
ou de la jalousie ? Qu'est-ce qui produit toutes ces alarmes et toutes
ces afflictions ? le seul commerce que les humains ont les uns avec les
autres. Je suis, grâce aux soins de ma mère, exempte de toutes ces
traverses ; je ne connais ni les amertumes du coeur, ni les désirs
inutiles, ni l'envie, ni l'amour, ni la haine. Ah! vivons, vivons
toujours avec la même indifférence ! »
Abricotine n'osa répondre ;
la princesse attendit quelque temps, puis elle lui demanda si elle
n'avait rien à dire. Elle répliqua qu'elle pensait qu'il était donc
bien inutile d'avoir envoyé son portrait dans plusieurs cours, où il ne
servirait qu'à faire des misérables ; que chacun aurait envie de
l'avoir, et que, n'y pouvant réussir, ils se désespéreraient. « Je
t'avoue, malgré cela, dit la princesse, que je voudrais que mon
portrait tombât entre les mains de cet étranger dont tu ne sais pas le
nom. - Hé ! madame, répondit-elle, n'a-t-il pas déjà un désir assez
violent de vous voir ? Voudriez-vous l'augmenter ? - Oui, s'écria la
princesse, un certain mouvement de vanité qui m'avait été inconnu
jusqu'à présent m'en fait naître l'envie. » Lutin écoutait tout sans
perdre un mot ; il y en avait plusieurs qui lui donnaient de flatteuses
espérances, et quelques autres les détruisaient absolument.
Il
était tard, la princesse entra dans sa chambre pour se coucher. Lutin
aurait bien voulu la suivre à sa toilette ; mais, encore qu'il le pût,
le respect qu'il avait pour elle l'en empêcha ; il lui semblait qu'il
ne devait prendre que les libertés qu'elle aurait bien voulu lui
accorder ; et sa passion était si délicate et si ingénieuse qu'il se
tourmentait sur les plus petites choses.
Il entra dans un cabinet
proche de la chambre de la princesse, pour avoir au moins le plaisir de
l'entendre parler. Elle demandait dans ce moment à Abricotine si elle
n'avait rien vu d'extraordinaire dans son petit voyage. «Madame, lui
dit-elle, j'ai passé par une forêt où j'ai vu des animaux qui
ressemblaient à des enfants ; ils sautent et dansent sur les arbres
comme des écureuils ; ils sont fort laids, mais leur adresse est sans
pareille. - Ah ! que j'en voudrais avoir ! dit la princesse ; s'ils
étaient moins légers, on en pourrait attraper. »
Lutin, qui avait
passé par cette forêt, se douta bien que c'étaient des singes. Aussitôt
il s'y souhaita ; il en prit une douzaine, de gros, de petits, et de
plusieurs couleurs différentes ; il les mit avec bien de la peine dans
un grand sac, puis se souhaita à Paris, où il avait entendu dire que
l'on trouvait tout ce qu'on voulait pour de l'argent. Il fut acheter
chez Dautel, qui est un curieux, un petit carrosse tout d'or, où il fit
atteler six singes verts, avec de petits harnais de maroquin couleur de
feu garnis d'or ; il alla ensuite chez Brioché, fameux joueur de
marionnettes, il y trouva deux singes de mérite : le plus spirituel
s'appelait Briscambille, et l'autre Perceforêt, qui étaient très
galants et bien élevés : il habilla Briscambille en roi, et le mit dans
le carrosse ; Perceforêt servait de cocher, les autres singes étaient
vêtus en pages ; jamais rien n'a été plus gracieux. Il mit le carrosse
et les singes bottés dans le même sac ; et, comme la princesse n'était
pas encore couchée, elle entendit dans sa galerie le bruit du petit
carrosse, et ses nymphes vinrent lui conter l'arrivée du roi des Nains.
En même temps le carrosse entra dans sa chambre avec le cortège
singenois ; et les singes de campagne ne laissaient pas de faire des
tours de passe-passe, qui valaient bien ceux de Briscambille et de
Perceforêt. Pour dire la vérité, Lutin conduisait toute la machine : il
tira le magot du petit carrosse d'or, lequel tenait une boîte couverte
de diamants, qu'il présenta de fort bonne grâce à la princesse. Elle
l'ouvrit promptement, et trouva dedans un billet, où elle lut ces vers
:

Que de beautés ! que d'agréments !
Palais délicieux, que vous êtes charmant !
Mais vous ne l'êtes pas encore
Autant que celle que j'adore.
Bienheureuse tranquillité
Qui régnez dans ce lieu champêtre,
Je perds chez vous ma liberté,
Sans oser en parler ni me faire connaître !

Il
est aisé de juger de sa surprise : Briscambille fit signe à Perceforêt
de venir danser avec lui. Tous les fagotins si renommés n'approchent en
rien de l'habileté de ceux-ci. Mais la princesse, inquiète de ne
pouvoir deviner d'où venaient ces vers, congédia les baladins plus tôt
qu'elle n'aurait fait, quoiqu'ils la divertissent infiniment, et
qu'elle eût fait d'abord des éclats de rire à s'en trouver mal. Enfin
elle s'abandonna tout entière à ses réflexions, sans quelle pût démêler
un mystère si caché.
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MessageSujet: Re: Le Prince Lutin - Madame d'Aulnoy   Le Prince Lutin - Madame d'Aulnoy Icon_minitimeVen 14 Mar - 12:04

Léandre, content de l'attention avec laquelle ses
vers avaient été lus, et du plaisir que la princesse avait pris à voir
les singes, ne songea qu'à prendre un peu de repos, car il en avait un
grand besoin ; mais il craignait de choisir un appartement occupé par
quelqu'une des nymphes de la princesse. Il demeura quelque temps dans
la grande galerie du palais, ensuite il descendit. Il trouva une porte
ouverte ; il entra sans bruit dans un appartement bas, le plus beau et
le plus agréable que l'on ait jamais vu : il y avait un lit de gaze or
et vert, relevé en festons avec des cordons de perles et des glands de
rubis et d'émeraudes. Il faisait déjà assez de jour pour pouvoir
admirer l'extraordinaire magnificence de ce meuble. Après avoir bien
fermé la porte, il s'endormit ; mais le souvenir de sa belle princesse
le réveilla plusieurs fois, et il ne put s'empêcher de pousser
d'amoureux soupirs vers elle.
Il se leva de si bonne heure qu'il
eut le temps de s'impatienter jusqu'au moment qu'il pouvait la voir ;
et, regardant de tous côtés, il aperçut une toile préparée et des
couleurs ; il se souvint en même temps de ce que sa princesse avait dit
à Abricotine sur son portrait ; et, sans perdre un moment (car il
peignait mieux que les plus excellents maîtres), il s'assit devant un
grand miroir, et fit son portrait ; il peignit dans un ovale celui de
la princesse, l'ayant si vivement dans son imagination qu'il n'avait
pas besoin de la voir pour cette première ébauche ; il perfectionna
ensuite l'ouvrage sur elle sans qu'elle s'en aperçût. Et, comme c'était
l'envie de lui plaire qui le faisait travailler, jamais portrait n'a
été mieux fini ; il s'était peint un genou en terre, soutenant le
portrait de la princesse d'une main, et de l'autre un rouleau où il y
avait écrit :

Elle est mieux dans mon coeur.

Lorsqu'elle
entra dans son cabinet, elle fut étonnée d'y voir le portrait d'un
homme ; elle y attacha ses yeux avec une surprise d'autant plus grande
qu'elle y reconnut aussi le sien, et que les paroles qui étaient
écrites sur le rouleau lui donnaient une ample matière de curiosité et
de rêverie : elle était seule dans ce moment, elle ne pouvait que juger
d'une aventure si extraordinaire ; mais elle se persuadait que c'était
Abricotine qui lui avait fait cette galanterie : il ne lui restait qu'à
savoir si le portrait de ce cavalier était l'effet de son imagination,
ou s'il avait un original ; elle se leva brusquement, et courut appeler
Abricotine. Lutin était déjà avec le petit chapeau rouge dans le
cabinet, fort curieux d'entendre ce qui s'allait passer.
La
princesse dit à Abricotine de jeter les yeux sur cette peinture, et de
lui en dire son sentiment. Dès qu'elle l'eut regardée, elle s'écria : «
Je vous proteste, madame, que c'est le portrait de ce généreux étranger
auquel je dois la vie. Oui, c'est lui, je n'en puis douter ; voilà ses
traits, sa taille, ses cheveux, et son air. - Tu feins d'être surprise,
dit la princesse en souriant, mais c'est toi qui l'as mis ici. - Moi,
madame ! reprit Abricotine, je vous jure que je n'ai vu de ma vie ce
tableau ; serais-je assez hardie pour vous cacher une chose qui vous
intéresse ? Et par quel miracle serait-il entre mes mains ? Je ne sais
point peindre, il n'a jamais entré d'homme dans ces lieux ; le voilà
cependant peint avec vous. - Je suis saisie de peur, dit la princesse ;
il faut que quelque démon l'ait apporté. - Madame, dit Abricotine, ne
serait-ce point l'amour ? Si vous le croyez comme moi, j'ose vous
donner un conseil : brûlons-le tout à l'heure. - Quel dommage, dit la
princesse en soupirant ; il me semble que mon cabinet ne peut être
mieux orné que par ce tableau. » Elle le regardait en disant ces mots.
Mais Abricotine s'opiniâtre à soutenir qu'elle devait brûler une chose
qui ne pouvait être venue là que pas un pouvoir magique. «Et ces
paroles :

Elle est mieux dans mon coeur,

dit la princesse, les brûlerons-nous aussi ? - Il ne faut faire grâce à rien, répondit Abricotine, pas même à votre portrait. »
Elle
courut sur-le-champ quérir du feu. La princesse s'approcha d'une
fenêtre, ne pouvant plus regarder un portrait qui faisait tant
d'impression sur son coeur ; mais Lutin ne voulant pas souffrir qu'on
le brûlât, profita de ce moment pour le prendre et pour se sauver sans
qu'elle s'en aperçût. Il était à peine sorti de son cabinet qu'elle se
tourna pour voir encore ce portrait enchanteur qui lui plaisait si
fort. Quelle fut sa surprise de ne le trouver plus ? Elle cherche de
tous côtés. Abricotine rentre ; elle lui demande si c'est elle qui
vient de l'ôter. Elle l'assure que non ; et cette dernière aventure
achève de les effrayer.
Aussitôt il cacha le portrait et revint
sur ses pas ; il avait un extrême plaisir d'entendre et de voir si
souvent sa belle princesse ; il mangeait tous les jours à sa table avec
chat bleu qui n'en faisait pas meilleure chère: cependant il manquait
beaucoup à la satisfaction de Lutin, puisqu'il n'osait ni parler, ni se
faire voir ; et il est rare qu'un invisible se fasse aimer.
La
princesse avait un goût universel pour les belles choses dans la
situation où était son coeur, elle avait besoin d'amusement. Comme elle
était un jour avec toutes ses nymphes, elle leur dit qu'elle aurait un
grand plaisir de savoir comment les dames étaient vêtues dans les
différentes cours de l'univers, afin de s'habiller de la manière la
plus galante. Il n'en fallut pas davantage pour déterminer Lutin à
courir l'univers : il enfonce son petit chapeau rouge, et se souhaite
en Chine ; il achète là les plus belles étoffes, et prend un modèle
d'habits ; il vole à Siam où il en use de même ; il parcourt toutes les
quatre parties du monde en trois jours : à mesure qu'il était chargé,
il venait au palais des Plaisirs tranquilles cacher dans une chambre
tout ce qu'il apportait. Quand il eut ainsi rassemblé un nombre de
raretés infinies (car l'argent ne lui coûtait rien, et sa rose en
fournissait sans cesse), il fut acheter cinq ou six douzaines de
poupées qu'il fit habiller à Paris ; c'est l'endroit du monde où les
modes ont le plus de cours. Il y en avait de toutes les manières, et
d'une magnificence sans pareille. Lutin les arrangea dans le cabinet de
la princesse.
Lorsqu'elle y entra, l'on n'a jamais été plus
agréablement surpris : chacune tenait un présent, soit montres,
bracelets, boutons de diamants, colliers ; la plus apparente avait une
boîte de portrait. La princesse l'ouvrit, et trouva celui de Léandre ;
l'idée qu'elle conservait du premier lui fit reconnaître le second.
Elle fit un grand cri ; puis, regardant Abricotine, elle lui dit: « Je
ne sais que comprendre à tout ce qui se passe depuis quelque temps dans
ce palais : mes oiseaux y sont pleins d'esprit ; il semble que je n'aie
qu'à former des souhaits pour être obéie : je vois deux fois le
portrait de celui qui t'a sauvé de la main des voleurs ; voilà des
étoffes, des diamants, des broderies, des dentelles et des raretés
infinies. Quelle est donc la fée, quel est donc le démon qui prend soin
de me rendre de si agréables services ? » Léandre, l'entendant parler,
écrivit ces mots sur ses tablettes et les jeta aux pieds de la
princesse :

Non je ne suis démon ni fée,
Je suis un amant malheureux
Qui n'ose paraître à vos yeux :
Plaignez du moins ma destinée.

LE PRINCE LUTIN.

Les
tablettes étaient si brillantes d'or et de pierreries qu'aussitôt elle
les aperçut ; elle les ouvrit et lut ce que Lutin avait écrit, avec le
dernier étonnement. « Cet invisible est donc un monstre, disait-elle,
puisqu'il n'ose se montrer. Mais, s'il était vrai qu'il eût quelque
attachement pour moi, il n'aurait guère de délicatesse de me présenter
un portrait si touchant ; il faut qu'il ne m'aime point, d'exposer mon
coeur à cette épreuve, ou qu'il ait bonne opinion de lui-même, de se
croire encore plus aimable. - J'ai entendu dire, madame, répliqua
Abricotine, que les lutins sont composés d'air et de feu ; qu'ils n'ont
point de corps, et que c'est seulement leur esprit et leur volonté qui
agit. - J'en suis très aise, répliqua la princesse ; un tel amant ne
peut guère troubler le repos de ma vie. »
Léandre était ravi de
l'entendre et de la voir si occupée de son portrait : il se souvint
qu'il y avait dans une grotte où elle allait souvent un piédestal sur
lequel on devait poser une Diane qui n'était pas encore finie ; il s'y
plaça avec un habit extraordinaire, couronné de lauriers, et tenant une
lyre à la main, dont il jouait mieux qu'Apollon. Il attendait
impatiemment que sa princesse s'y rendît, comme elle faisait tous les
jours. C'était le lieu où elle venait rêver à l'inconnu. Ce que lui en
avait dit Abricotine, joint au plaisir qu'elle avait à regarder le
portrait de Léandre, ne lui laissait plus guère de repos. Elle aimait
la solitude, et son humeur enjouée avait si fort changé que ses nymphes
ne la reconnaissaient plus.
Lorsqu'elle entra dans la grotte, elle
fit signe qu'on ne la suivît pas ; ses nymphes s'éloignèrent chacune
dans des allées séparées. Elle se jeta sur un lit de gazon ; elle
soupira, elle répandit quelques larmes ; elle parla même, mais c'était
si bas que Lutin ne put l'entendre : il avait mis le petit chapeau
rouge pour qu'elle ne le vît pas d'abord ; ensuite il l'ôta, elle
l'aperçut avec une surprise extrême ; elle s'imagina que c'était une
statue, car il affectait de ne point sortir de l'attitude qu'il avait
choisie ; elle le regardait avec une joie mêlée de crainte. Cette
vision si peu attendue l'étonnait ; mais au fond le plaisir chassait la
peur, et elle s'accoutumait à voir une figure si approchante du
naturel, lorsque le prince, accordant sa lyre à sa voix, chanta ces
paroles :

Que ce séjour est dangereux !
Le plus indifférent y deviendrait sensible.
En vain j'ai prétendu n'être plus amoureux,
J'en perds ici l'espoir : la chose est impossible !
Pourquoi dit-on que ce palais
Est le lieu des plaisirs tranquilles ?
J'y perds ma liberté sitôt que j'y parais,
Et, pour m'en garantir, mes soins sont inutiles,
Je cède à mon ardent amour,
Et voudrais être ici jusqu'à mon dernier jour.

Quelque
charmante que fût la voix de Léandre, la princesse ne put résister à la
frayeur qui la saisit ; elle pâlit tout d'un coup et tomba évanouie.
Lutin, alarmé, sauta du piédestal à terre, et remit son petit chapeau
rouge pour n'être vu de personne. Il prit la princesse entre ses bras,
il la secourut avec un zèle et une ardeur sans pareils. Elle ouvrit ses
beaux yeux, elle regarda de tous côtés comme pour le chercher, elle
n'aperçut personne ; mais elle sentit quelqu'un auprès d'elle qui lui
prenait les mains, qui les baisait, qui les mouillait de larmes. Elle
fut longtemps sans oser parler, son esprit agité flottait entre la
crainte et l'espérance ; elle craignait Lutin, mais elle l'aimait quand
il prenait la figure de l'inconnu. Enfin elle s'écria : « Lutin, galant
Lutin, que n'êtes-vous celui que je souhaite !» A ces mots, Lutin
allait se déclarer, mais il n'osa encore le faire. « Si j'effraye
l'objet que j'adore, disait-il, si elle me craint, elle ne voudra point
m'aimer. » Ces considérations le firent taire, et l'obligèrent de se
retirer dans un coin de la grotte.
La princesse, croyant être
seule, appela Abricotine et lui conta les merveilles de la statue
animée ; que sa voix était céleste, et que, dans son évanouissement,
Lutin l'avait fort bien secourue. « Quel dommage, disait-elle, que ce
Lutin soit difforme et affreux ! car se peut-il des manières plus
gracieuses et plus aimables que les siennes ? -Et qui vous a dit,
madame, répliqua Abricotine, qu'il soit tel que vous vous le figurez ?
Psyché ne croyait-elle pas que l'amour était un serpent ? Votre
aventure a quelque chose de semblable à la sienne, vous n'êtes pas
moins belle. Si c'était Cupidon qui vous aimât, ne l'aimeriez-vous
point ? - Si Cupidon et l'inconnu sont la même chose, dit la princesse
en rougissant, hélas ! je veux bien aimer Cupidon ! Mais que je suis
éloignée d'un pareil bonheur! je m'attache à une chimère, et ce
portrait fatal de l'inconnu, joint à ce que tu m'en as dit, me jettent
dans des dispositions si opposées aux préceptes que j'ai reçus de ma
mère que je ne peux trop craindre d'en être punie. -Hé ! madame, dit
Abricotine en l'interrompant, n'avez-vous pas déjà assez de peines ?
pourquoi prévoir des malheurs qui n'arriveront jamais ? » Il est aisé
de s'imaginer tout le plaisir que cette conversation fit à Léandre.
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MessageSujet: Re: Le Prince Lutin - Madame d'Aulnoy   Le Prince Lutin - Madame d'Aulnoy Icon_minitimeVen 14 Mar - 12:05

Cependant le petit Furibon, toujours amoureux de
la princesse sans l'avoir vue, attendait impatiemment le retour de ses
quatre hommes qu'il avait envoyés à l'île des Plaisirs tranquilles ; il
en revint un, qui lui rendit compte de tout. Il lui dit qu'elle était
défendue par des amazones ; et qu'à moins de mener une grosse armée, il
n'entrerait jamais dans l'île.
Le roi son père venait de mourir,
il se trouva maître de tout. Il assembla plus de quatre cent mille
hommes, et partit à leur tête. C'était là un beau général ;
Briscambille ou Perceforêt auraient mieux fait que lui: son cheval de
bataille n'avait pas une demi-aune de haut. Quand les amazones
aperçurent cette grande armée, elles en vinrent donner avis à la
princesse, qui ne manqua pas d'envoyer la fidèle Abricotine au royaume
des fées, pour prier sa mère de lui mander ce qu'elle devait faire pour
chasser le petit Furibon de ses états. Mais Abricotine trouva la fée
fort en colère : « Je n'ignore rien de ce que fait ma fille, lui
dit-elle ; le prince Léandre est dans son palais ; il l'aime, il en est
aimé. Tous mes soins n'ont pu la garantir de la tyrannie de l'amour ;
la voilà sous son fatal empire. Hélas ! le cruel n'est pas content des
maux qu'il m'a faits ; il exerce encore son pouvoir sur ce que j'aimais
plus que ma vie ! Tels sont les décrets du destin, je ne puis m'y
opposer. Retirez-vous, Abricotine, je ne veux plus entendre parler de
cette fille dont les sentiments me donnent tant de chagrin ! »
Abricotine
vint apprendre à la princesse ces mauvaises nouvelles ; il ne s'en
fallut presque rien qu'elle ne se désespérât. Lutin était auprès d'elle
sans qu'elle le vît : il connaissait avec une peine extrême l'excès de
sa douleur. Il n'osa lui parler dans ce moment ; mais il se souvint que
Furibon était fort intéressé, et qu'en lui donnant bien de l'argent
peut-être qu'il se retirerait.
Il s'habilla en amazone, il se
souhaita dans la forêt pour reprendre son cheval. Dès qu'il l'eut
appelé « Gris-de-lin ! », Gris-de-lin vint à lui, sautant et bondissant
car il s'était bien ennuyé d'être si longtemps éloigné de son cher
maître. Mais, quand il le vit vêtu en femme, il ne le reconnaissait
plus, et craignait d'être trompé. Léandre arriva au camp de Furibon :
tout le monde le prit pour une amazone, tant il était beau. On fut dire
au roi qu'une jeune dame demandait à lui parler de la part de la
princesse des Plaisirs tranquilles. Il prit promptement son manteau
royal et se mit sur son trône : l'on eût dit que c'était un gros
crapaud qui contrefaisait le roi.
Léandre le harangua, et lui dit
que la princesse préférant une vie douce et paisible aux embarras de la
guerre, elle lui envoyait offrir de l'argent autant qu'il en voudrait,
pour qu'il la laissât en paix ; qu'à la vérité, s'il refusait cette
proposition, elle ne négligerait rien pour se défendre. Furibon
répliqua qu'il voulait bien avoir pitié d'elle ; qu'il lui accordait
l'honneur de sa protection, et qu'elle n'avait qu'à lui envoyer cent
mille mille mille millions de pistoles, qu'aussitôt il retournerait
dans son royaume. Léandre dit que l'on serait trop longtemps à compter
cent mille mille mille millions de pistoles, qu'il n'avait qu'à dire
combien il en voulait de chambres pleines, et que la princesse était
assez généreuse et assez puissante pour n'y pas regarder de si près.
Furibon demeura bien étonné qu'au lieu de lui demander à rabattre, on
lui proposât d'augmenter ; il pensa en lui-même qu'il fallait prendre
tout l'argent qu'il pourrait, puis arrêter l'amazone et la tuer pour
qu'elle ne retournât point vers sa maîtresse.
Il dit à Léandre
qu'il voulait trente chambres bien grandes toutes remplies de pièces
d'or, et qu'il donnait sa parole royale qu'il s'en retournerait.
Léandre fut conduit dans les chambres qu'il devait remplir d'or ; il
prit la rose et la secoua, la secoua tant et tant qu'il en tomba
pistoles, quadruples, louis, écus d'or, nobles à la rose, souverains,
guinées, sequins ; cela tombait comme une grosse pluie : il y a peu de
chose dans le monde qui soit plus joli.
Furibon se ravissait,
s'extasiait, et plus il voyait d'or, plus il avait d'envie de prendre
l'amazone et d'attraper la princesse. Dès que les trente chambres
furent pleines, il cria à ses gardes : « Arrêtez, arrêtez cette
friponne, c'est de la fausse monnaie qu'elle m'apporte. » Tous les
gardes se voulurent jeter sur l'amazone, mais en même temps le petit
chapeau rouge fut mis, et Lutin disparut. Ils crurent qu'il était
sorti, ils coururent après lui et laissèrent Furibon seul. Dans ce
moment Lutin le prit par les cheveux, et lui coupa la tête comme à un
poulet, sans que le petit malheureux roi vît la main qui l'égorgeait.
Quand
Lutin eut sa tête, il se souhaita dans le palais des Plaisirs. La
princesse se promenait, rêvant tristement à ce que sa mère lui avait
mandé, et aux moyens de repousser Furibon, qu'elle imaginait
difficiles, étant seule avec un petit nombre d'amazones, qui ne
pourraient la défendre contre quatre cent mille hommes ; elle vit tout
d'un coup une tête en l'air, sans que personne la tînt. Ce prodige
l'étonna si fort qu'elle ne savait qu'en penser. Ce fut bien pis quand
on posa cette tête à ses pieds, sans qu'elle vît la main qui la tenait.
Aussitôt elle entendit une voix qui lui dit : Ne craignez plus,
charmante princesse, Furibon ne vous fera jamais de mal.
Abricotine
reconnut la voix de Léandre, et s'écria: « Je vous proteste, madame,
que l'invisible qui parle est l'étranger qui m'a secourue.» La
princesse parut étonnée et ravie. « Ah, dit-elle, s'il est vrai que
Lutin et l'étranger soient une même chose, j'avoue que j'aurais bien du
plaisir de lui témoigner ma reconnaissance ! » Lutin repartit : « Je
veux encore travailler à la mériter. » En effet, il retourna à l'armée
de Furibon, où le bruit de sa mort venait de se répandre. Dès qu'il y
parut avec ses habits ordinaires, chacun vint à lui ; les capitaines et
les soldats l'environnèrent, poussant de grands cris de joie : ils le
reconnurent pour leur roi, et que la couronne lui appartenait. Il leur
donna libéralement à partager entre eux les trente chambres pleines
d'or, de manière que cette armée fût riche à jamais. Et, après quelques
cérémonies qui assuraient Léandre de la foi des soldats, il retourna
encore vers sa princesse, ordonnant à son armée de s'en aller à petites
journées dans son royaume. La princesse s'était couchée, et le profond
respect que ce prince avait pour elle l'empêcha d'entrer dans sa
chambre; il se retira dans la sienne, car il avait toujours couché en
bas. Il était lui-même assez fatigué pour avoir besoin de repos ; cela
fit qu'il ne pensa point à fermer la porte aussi soigneusement qu'il le
faisait d'ordinaire.
La princesse mourait de chaud et d'inquiétude
; elle se leva plus matin que l'aurore, et descendit en déshabillé dans
son appartement bas. Mais quelle surprise fut la sienne d'y trouver
Léandre endormi sur un lit ! Elle eut tout le temps de le regarder sans
être vue, et de se convaincre que c'était la personne dont elle avait
le portrait dans sa boîte de diamants. « Il n'est pas possible,
disait-elle, que ce soit ici Lutin, car les lutins dorment-ils ? Est-ce
là un corps d'air et de feu, qui ne remplit aucun espace, comme le dit
Abricotine ? » Elle touchait doucement ses cheveux, elle l'écoutait
respirer, elle ne pouvait s'arracher d'auprès de lui ; tantôt elle
était ravie de l'avoir trouvé, tantôt elle en était alarmée. Dans le
temps qu'elle était le plus attentive à le regarder, sa mère la fée
entra, avec un bruit si épouvantable que Léandre s'éveilla en sursaut.
Quelle surprise et quelle affliction pour lui de voir sa princesse dans
le dernier désespoir ! Sa mère l'entraînait, la chargeant de mille
reproches. Oh! quelle douleur pour ces jeunes amants ! ils se
trouvaient sur le point d'être séparés pour jamais. La princesse
n'osait rien dire à la terrible fée ; elle jetait les yeux sur Léandre,
comme pour lui demander quelque secours.
Il jugea bien qu'il ne
pouvait pas la retenir malgré une personne si puissante, mais il
chercha dans son éloquence et dans sa soumission les moyens de toucher
cette mère irritée. Il courut après elle, il se jeta à ses pieds ; il
la conjura d'avoir pitié d'un jeune roi qui ne changerait jamais pour
sa fille, et qui ferait sa souveraine félicité de la rendre heureuse.
La princesse, encouragée par son exemple, embrassa aussitôt les genoux
de sa mère, et lui dit que sans le roi elle ne pouvait être contente,
et qu'elle lui avait de grandes obligations. « Vous ne connaissez pas
les disgrâces de l'amour, s'écria la fée, et les trahisons dont ces
aimables trompeurs sont capables ; ils ne nous enchantent que pour nous
empoisonner ; je l'ai éprouvé. Voulez-vous avoir une destinée semblable
à la mienne ? - Ah ! madame, répliqua la princesse, n'y a-t-il point
d'exception ? Les assurances que le roi vous donne, et qui paraissent
si sincères, ne semblent-elles pas me mettre à couvert de ce que vous
craignez ? »
L'opiniâtre fée les laissait soupirer à ses pieds ;
c'était inutilement qu'ils mouillaient ses mains de leurs larmes, elle
y paraissait insensible ; et sans doute elle ne leur aurait point
pardonné, si l'aimable fée Gentille n'eût paru dans la chambre, plus
brillante que le soleil. Les Grâces l'accompagnaient ; elle était
suivie d'une troupe d'Amours, de jeux et de Plaisirs, qui chantaient
mille chansons agréables et nouvelles ; ils folâtraient comme des
enfants.
Elle embrassa la vieille fée. « Ma chère soeur, lui
dit-elle, je suis persuadée que vous n'avez pas oublié les bons offices
que je vous rendis lorsque vous voulûtes revenir dans notre royaume ;
sans moi vous n'y auriez jamais été reçue, et depuis ce temps-là je ne
vous ai demandé aucun service ; mais enfin le temps est venu de m'en
rendre un essentiel. Pardonnez à cette belle princesse, consentez que
ce jeune roi l'épouse, je vous réponds qu'il ne changera point pour
elle. Leurs jours seront filés d'or et de soie ; cette alliance vous
comblera de satisfaction, et je n'oublierai jamais le plaisir que vous
m'aurez fait. - Je consens à tout ce que vous souhaitez, charmante
Gentille, s'écria la fée. Venez, mes enfants, venez entre mes bras
recevoir l'assurance de mon amitié. » A ces mots elle embrassa la
princesse et son amant. La fée Gentille, ravie de joie, et toute la
troupe commencèrent les chants d'hyménée ; et la douceur de cette
symphonie ayant réveillé toutes les nymphes du palais, elles
accoururent avec de légères robes de gaze pour apprendre ce qui se
passait.
Quelle agréable surprise pour Abricotine ! Elle eut à
peine jeté les yeux sur Léandre qu'elle le reconnut, et, lui voyant
tenir la main de la princesse, elle ne douta point de leur commun
bonheur. C'est ce qui lui fut confirmé lorsque la mère fée dit qu'elle
voulait transporter l'île des Plaisirs tranquilles, le château et
toutes les merveilles qu'il renfermait, dans le royaume de Léandre ;
qu'elle y demeurerait avec eux et qu'elle leur ferait encore de plus
grands biens. « Quelque chose que votre générosité vous inspire,
madame, lui dit le roi, il est impossible que vous puissiez me faire un
présent qui égale celui que je reçois aujourd'hui ; vous me rendez le
plus heureux de tous les hommes, et je sens bien que j'en suis aussi le
plus reconnaissant. » Ce petit compliment plut fort à la fée : elle
était du vieux temps, où l'on complimentait tout un jour sur le pied
d'une mouche.
Comme Gentille pensait à tout, elle avait fait
transporter, par la vertu de Brelic-breloc, les généraux et les
capitaines de l'armée de Furibon au palais de la princesse, afin qu'ils
fussent témoins de la galante fête qui allait se passer. Elle en prit
soin en effet ; et cinq ou six volumes ne suffiraient point pour
décrire les comédies, les opéras, les courses de bagues, les musiques,
les combats de gladiateurs, les chasses et les autres magnificences
qu'il y eut à ces charmantes noces. Le plus singulier de l'aventure,
c'est que chaque nymphe trouva parmi les braves que Gentille avait
attirés dans ces beaux lieux un époux aussi passionné que s'ils
s'étaient vus depuis dix ans. Ce n'était néanmoins qu'une connaissance
au plus de vingt-quatre heures ; mais la petite baguette produit des
effets encore plus extraordinaires.
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